Evangelista Vilanova, Histoire des théologies chrétiennes
3 vol. (trad. de l'espagnol). Paris, Éd. du Cerf, 1997, 1160 p.
Hinweis: Diese Rezension übernehmen wir mit freundlicher Genehmigung aus der Revue de droit canonique (Strasbourg).
On ne peut aborder sans un a priori respectueux une telle " somme ", quand on sait de plus qu'elle est le fruit de toute une vie d'enseignement. L'auteur, bénédictin de Montserrat, a enseigné la théologie et son histoire à la Faculté de théologie de Catalogne (Barcelone) pendant un quart de siècle, et ce depuis sa fondation en 1968. Il a su reconnaître les limites de sa science en s'entourant de quelques collaborateurs dont les contributions sont très clairement définies au début de chaque volume. Comme le souligne J. Doré dans sa préface au premier volume, un tel ouvrage faisait défaut en langue française, si l'on considère qu'il est question ici non de l'élaboration de la doctrine ou du dogme, mais bien des théologies dans leurs développements historiques et dans la diversité des contextes culturels et institutionnels. Des théologies qui révèlent l'infinie diversité du " penser " chrétien, tout en composant comme un terreau nourricier qui offrira aux communautés chrétiennes et à leurs institutions la matière de leurs choix. Nous sommes donc ici en amont d'une classique histoire des dogmes, plongés dans le foisonnement étonnant de deux millénaires de réflexion théologique, où l'on peut voir ici ou là émerger ce qui va s'imposer comme doctrine reconnue, selon les aléas des querelles ou les nécessités du moment. De plus, c'est la démarche théologique elle-même qu'éclaire la mise en évidence de ses genèses et de ses mécanismes intellectuels. Travail considérable qui manifeste que la raison n'est pas le seul moteur de cette prodigieuse machinerie, mais bien aussi la spiritualité, le vécu communautaire, les contextes sociaux, historiques et institutionnels. |
1 |
On trouvera par ailleurs dans cet ouvrage d'admirables synthèses sur d'autres discours religieux qui sont pour la théologie chrétienne comme autant de " marges ", au sens où une réalité autre mais limitrophe exerce une évidente influence - nous pensons par exemple au chapitre III de la cinquième partie du premier volume : " Genèse et développement des idées théologiques et philosophiques dans l'islam et le judaïsme ". Peut-on en effet concevoir la théologie chrétienne médiévale non seulement hors de ses liens avec les théologies juive et musulmane, mais encore sans considérer ces dernières en elles-mêmes, dans leur spécificité ? Parmi de nombreux autres exemples de cette importance des contextes culturels, on peut évoquer la première partie du deuxième volume : " Préréforme et humanisme " avec notamment une remarquable présentation de l'humanisme italien. Si le plan d'ensemble est bien sûr chronologique, ses subdivisions souvent thématiques facilitent la consultation grâce à une table des matières particulièrement précise et à un index onomastique des plus riches. |
2 |
À quel type de lecture un tel ouvrage se prête-t-il ? D'abord à un usage encyclopédique. Mais on peut aussi envisager un parcours linéaire, qui reste, en théorie du moins, l'approche la plus cohérente avec le projet de l'auteur, celui-ci cherchant à écrire, au-delà de l'enchaînement des époques et des écoles, une vaste histoire de cette galaxie que constituent " les théologies chrétiennes " . Faisons fonctionner la métaphore : si chaque astre peut être étudié isolément, il reste que son existence et son histoire propre sont de fait liées à celles de l'ensemble. Seule une telle lecture, presque " romanesque ", peut permettre de saisir les résonances, les effets-retours, les ruptures, les coups de force. Elle sera toutefois et nécessairement le privilège de lecteurs motivés et disposant du temps indispensable à une telle immersion. Il nous faut alors revenir à cet usage qualifié plus haut d'encyclopédique, qui fait de cet ouvrage un manuel d'une très grande richesse. Sa densité et l'importance de son objet imposent des limites inévitables. Si le lecteur même érudit apprendra beaucoup sur des auteurs peu connus, il est évident qu'un tel parcours ne peut prétendre apporter plus qu'une synthèse (forcément frustrante) sur des " monuments " comme Tertullien, Augustin ou Thomas d'Aquin ! Mais là est sa raison d'être : situer chacun dans le flux théologique de son temps, en rappelant toujours que la foi pensée par le théologien est dans le même temps une foi vécue par le croyant, dans des communautés structurées par des institutions. La fides quaerens intellectum est sans cesse replacée dans la réalité humaine, culturelle et ecclésiale qui la suscite et la nourrit. Autre qualité majeure : la richesse conceptuelle de ce survol de vingt siècles de théologies chrétiennes. Cela semble aller de soi, compte tenu de l'objectif affiché par l'auteur. Pourtant, le risque était réel de ne rester que trop souvent dans l'ordre événementiel et biographique. Cet écueil, qui aurait consisté à ne rédiger de fait qu'une " histoire des théologiens ", a été magistralement évité, et si les éléments historiques et biographiques viennent éclairer avec justesse la genèse d'une pensée, les grands enjeux comme les plus subtiles distinctions sont clairement exposés, autant que le permet la forme nécessairement concise du propos, qui n'enlève rien à sa précision. |
3 |
De plus, et c'est là aussi que réside l'un des intérêts de cet ouvrage, le père Vilanova et ses collaborateurs accordent la place qui leur revient aux questions méthodologiques (aussi importantes bien sûr que les objets traités) et aux présupposés herméneutiques, avoués ou non, des différentes démarches exposées. Il reste une limite inhérente à un projet d'une telle envergure, à savoir le caractère partiel de l'une ou l'autre synthèse. Parce qu'il nous est contemporain (et problématique), nous pouvons nous arrêter à l'exemple de la psychanalyse. L'auteur résume les thèses freudiennes en insistant sur l'analyse que fait Freud de la croyance religieuse, conçue comme " paranoïa ou comme névrose collective ". Mais il ne fait qu'évoquer en passant ce qui constitue pourtant un apport majeur sur le plan anthropologique, à savoir le concept d'Inconscient. Les seuls ouvrages cités de Freud sont d'ailleurs Totem et tabou, Avenir d'une illusion, Malaise dans la civilisation et Moïse et le monothéisme, qui ne sont certainement pas les textes fondateurs de la psychanalyse.. On s'attendrait dès lors à trouver plus loin, à propos des " disciples " et commentateurs de Freud, un complément nécessaire. Pourtant, le passage suivant, consacré au structuralisme, laisse un sentiment de dramatique " incomplétude " : les dix lignes concédées à J. Lacan ne disent rien de l'apport théorique incontestable de la psychanalyse à la réflexion théologique, à travers notamment les notions de loi, de parole, d'écriture, de paternité symbolique... Il est vrai que, dans une démarche historique, l'éloignement dans le temps est nécessaire à une vision plus ample et une analyse plus complète. Nous traitons là de mouvements de pensée peut-être trop récents pour que les influences en soient déjà aisément et sereinement définies. Ces limites ne sauraient diminuer le mérite d'un ouvrage magistral enfin disponible en français : donner des réponses claires à des questions précises, tout en suggérant toujours l'infinie diversité de la réflexion théologique, diversité tant diachronique que synchronique. Les 1160 pages de cet ouvrage ne cessent ainsi de justifier le pluriel heureusement choisi dans le titre : c'est bien à la découverte d'une histoire " des théologies " que nous convie E. Vilanova. |
4 |
Jacques Joubert |