EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS

QUATRIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE KARADEMİRCİ ET AUTRES c. TURQUIE

 

(Requêtes nos 37096/97 et 37101/97)

  

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

25 janvier 2005

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

 

En l'affaire Karademirci et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

          Sir     Nicolas Bratza, président,
          MM.  J. Casadevall,
                   R. Türmen,
                   M. Pellonpää,
                   R. Maruste,
                   K. Traja,
                   J. Šikuta, juges,
et de M
me F.Elens-Passos , greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 janvier 2005,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 37096/97 et 37101/97) dirigées contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet Etat, MM. İsmail Karademirci et Mehmet Zencir, et Mmes Şennur Yılmaz, Ayla Bilir, Ayfer Aydoğdu, et S.T. (" les requérants "), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") les 8 avril et 12 mai 1997 respectivement en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").

2.  Les cinq premiers requérants sont représentés par Me M. Ufacık et la dernière par Me A.A. Alkan, tous deux avocats à Izmir. Le gouvernement turc (" le Gouvernement ") n'a pas désigné d'agent pour la procédure devant la Cour.

3.  Les requérants alléguaient la violation des articles 10 et 11 de la Convention ainsi que de l'article 9 (requête no 37101/97).

4.  Les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  Les requêtes ont été attribuées à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Le 21 septembre 1999, la chambre a décidé de joindre les requêtes (article 42 § 1 du règlement) et de les porter à la connaissance du Gouvernement.

7.  Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). Les présentes requêtes ont été attribuées à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

8.  Par une décision du 3 septembre 2002, la chambre a déclaré les requêtes partiellement recevables.

9.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

10.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). Les présentes requêtes ont été attribuées à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

11.  Les requérants sont nés respectivement en 1961, 1964, 1966, 1966, 1961 et 1972 et résident à Izmir.

12.  Le 30 juin 1995, vingt-cinq personnes, dont les requérants, se réunirent devant le lycée Yenişehir Meslek Lisesi et l'un d'entre eux, İsmail Karademirci, président du Syndicat des professionnels de la santé, donna lecture publique d'un texte signé par les filiales d'Izmir de ce syndicat (Tüm Sağlık Sen) et de celui de l'éducation (Eğitim Sen), dénonçant les traitements auxquels avaient été soumis certains élèves du lycée İzmir Atatürk Sağlık Meslek Lisesi. Ils attendirent vingt-cinq minutes devant le lycée et se dispersèrent.

13.  Le texte peut se traduire comme suit :

" A la presse et à l'opinion publique

Les pressions exercées par la direction du lycée İzmir Atatürk Sağlık Lisesi sur les élèves ont donné lieu à une bastonnade infligée à Vesile Bayram. Les élèves ont réagi en protestant contre la direction étant donné le poids des pressions exercées. En vue d'apaiser les réactions justifiées des élèves, la direction a d'abord tenu une réunion avec eux. Bien qu'elle en avait fait la promesse, la direction n'a pas ouvert d'enquête au sujet d'E.S., professeur. De plus, un rapport médico-légal a été fourni au professeur qui a frappé [les élèves].

Les pressions persistent au moyen d'une exclusion de longue durée (une année) à neuf élèves et d'une diminution de huit points des notes de comportement.

Alors qu'il est dit qu'il n'y a pas de bastonnades ni de pressions dans l'éducation, dans cet établissement scolaire, les administrateurs sont des despotes.

Nous blâmons fermement les administrateurs et les professeurs, les auteurs de la pression.

Que les sanctions infligées aux neuf élèves soient retirées.

Qu'une investigation soit déclenchée contre le professeur qui a frappé.

Des pressions ne peuvent pas nous intimider.

Non à l'éducation réactionnaire et oppressive.

Les élèves ne sont pas seuls.

Nous ne voulons pas une société taciturne. "

14.  Par un acte d'accusation présenté le 23 octobre 1995, le procureur de la République engagea une action pénale à l'encontre des vingt-cinq dirigeants et membres des syndicats Tüm Sağlık Sen et Eğitim Sen pour avoir fait " une déclaration de presse " (basın açıklaması) sans avoir obtenu, de la part du parquet, un récépissé attestant du dépôt de celle-ci, contrairement à la législation interne. Il requit notamment l'application des articles 44 et 82 de la loi no 2908 sur les associations.

15.  Par un jugement du 13 février 1996, le tribunal correctionnel d'Izmir déclara les requérants ainsi que les neuf autres coaccusés coupables des faits reprochés et les condamna à une peine d'emprisonnement de trois mois en vertu des articles invoqués par le procureur de la République. Il convertit la peine d'emprisonnement en une amende de 450 000 livres turques [7 dollars américains] avec sursis.

16.  Le tribunal considéra que les éléments constitutifs du délit étaient réunis, étant donné, d'une part, qu'aucune décision n'avait été prise par les syndicats pour faire une déclaration de presse, et que, d'autre part, les accusés étaient présents lors de la lecture de ladite déclaration devant le public. Quant aux autres coaccusés, le tribunal les acquitta au motif qu'ils n'étaient pas présents lors de la lecture publique.

17.  Les requérants formèrent un pourvoi en cassation contre le jugement de première instance. Dans leur mémoire, ils alléguèrent que la condamnation enfreignait leur droit à la liberté d'expression et, notamment, qu'" une déclaration de presse " ne pouvait être qualifiée de " tract " ni de " déclaration écrite " au sens de l'article 44 de la loi sur les associations.

18.  Par un arrêt du 11 octobre 1996, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance considérant que ce dernier était conforme à la loi et aux règles de la procédure. Le texte complet de l'arrêt ne fut pas signifié aux requérants.

19.  Le 12 novembre 1996, l'arrêt du 11 octobre 1996 fut versé au dossier du tribunal correctionnel d'Izmir. La requérante S.T. en obtint une copie le 25 décembre 1996.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  La loi sur les associations

20.  Les dispositions pertinentes de la loi no 2908 sur les associations, publiée au Journal officiel du 7 octobre 1983, sont les suivantes :

Article 44 §§ 1 et 2
(à l'époque des faits)

" Les associations ne peuvent pas publier ou distribuer des tracts [bildiri], des déclarations écrites [beyanname] et des publications similaires [benzeri yayın] sans une décision préalable de leur comité d'administration. Sur les tracts, les déclarations écrites ou les publications similaires doivent figurer les prénoms, noms et signatures du président et des membres du comité d'administration des associations ayant participé à la décision de publication.

Une copie de la décision de publication prise par le comité d'administration des associations ainsi que celle du texte du tract, de la déclaration écrite et des publications similaires doivent être déposées, pour avertissement, auprès de l'autorité suprême de l'administration déconcentrée et du parquet compétent. Ce dernier remet en échange un récépissé sur lequel figurent la date et l'heure du dépôt. Les tracts, les déclarations écrites ou les publications similaires ne peuvent être distribués ou donnés à la presse sans que vingt-quatre heures après l'heure du dépôt ne se soient écoulées. "

Article 82
(à l'époque des faits)

" Le fait de ne pas respecter les formalités prévues aux paragraphes 1 et 2 de l'article 44 est puni d'une peine d'emprisonnement allant de trois à six mois. "

B.  La pratique interne

21.  A l'époque des faits, les syndicats de fonctionnaires étaient fondés sans base légale. Il existait deux lois régissant les associations et les syndicats : la première étant la loi no 2908 du 6 octobre 1983 sur les associations et la deuxième la loi no 2821 du 5 mai 1983 sur les syndicats. La dernière ne prévoit pas de restrictions en ce qui concerne les déclarations écrites faites par les syndicats, mais, dans son article 63, elle se réfère à la loi no 2908 et pose le principe selon lequel en cas d'absence d'une disposition spécifique, les dispositions de la loi no 2908 s'appliquent.

C.  Les décisions des tribunaux dans les cas similaires

22.  Les cinq premiers requérants ont produit divers jugements rendus par le tribunal correctionnel d'Izmir en matière d'activités des syndicats des fonctionnaires, notamment celui du 1er juillet 1996 (no 1996/669). Il ressort de ce jugement qu'ils ont été accusés d'avoir enfreint les articles 44 et 82 de la loi sur les associations en donnant lecture d'une déclaration de presse puis en la distribuant aux membres de la presse, et qu'ils ont finalement été acquittés. Se référant à un arrêt de la Cour de cassation, dont les références n'ont pas été citées dans le jugement en question, le tribunal a considéré qu'une déclaration de presse écrite par Sağlık Sen ne peut pas être qualifiée de déclaration écrite ou de publication similaire au sens de l'article 44 de la loi sur les associations.

D.  La jurisprudence de la Cour de cassation postérieure aux faits

23.  Les 2 mai 2000 et 4 juin 2002, la chambre plénière de la Cour de cassation a rendu deux arrêts qui apportent plus de précisions au sujet de la prévisibilité de l'article 44 §§ 1 et 2 de la loi no 2908 sur les associations pour les déclarations de presse écrites faites par les dirigeants des associations. D'après elle, ces paragraphes réglementent le cas d'un texte adopté et préparé préalablement pour être publié en vue de sa distribution. Or, dans le cas de la préparation d'une déclaration de presse par une association pour un sujet donné, il ne s'agit pas d'un texte écrit pour être publié en vue de sa distribution, mais de la tenue d'un certain nombre de déclarations orales. Il est impossible d'admettre les termes de " distribution " ou de " publication " ou des termes semblables pour le fait de distribuer aux membres de la presse le contenu d'un discours qui sera prononcé oralement en vue d'une meilleure compréhension. Admettre le contraire en faisant une interprétation extensive de la loi, autrement dit, inclure les déclarations orales dans le champ d'application de l'article 44, aurait pour conséquence de sanctionner les réponses et les explications des dirigeants des associations aux questions posées par les journalistes, de sorte que cela engendrerait une limitation aux libertés d'une manière qui ne serait pas légale. En outre, force est de constater que le législateur a prévu dans cet article, sans laisser de place au doute, que la publication d'un texte écrit en vue de sa publication nécessite une décision préalable du comité d'administration de l'association et un dépôt auprès de l'autorité compétente.

E.  La nouvelle loi sur les associations

24.  La loi no 5231, adoptée par le Parlement le 17 juillet 2004, a modifié la loi sur les associations du 6 octobre 1983 ; elle a abrogé ses articles 44 et 82. Le 2 août 2004, elle a été renvoyée au Parlement par le président de la République pour une nouvelle délibération sur ses articles 10 et 21 concernant le financement des associations.

EN DROIT

I.  LES GRIEFS DES REQUÉRANTS

25.  Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention ainsi que l'article 9 (requête no 37101/97), les requérants dénoncent la violation des droits à la liberté de pensée, de conscience et de religion, à la liberté d'expression, et à la liberté de réunion pacifique et d'association.

26.  La Cour estime que les faits invoqués par les requérants relèvent plus particulièrement du champ d'application de l'article 10 de la Convention. Pour cette raison, elle n'examinera les griefs que sous l'angle de cette disposition.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

27.  Les requérants se plaignent que leur condamnation en application de l'article 44 de la loi no 2908 sur les associations a enfreint l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :

" 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime (...) "

A.  Sur l'existence d'une ingérence

28.  Le Gouvernement conteste l'existence d'une ingérence, dans la mesure où les requérants n'auraient pas été condamnés en raison de la déclaration de presse mais du fait de n'avoir pas respecté une " formalité ".

29.  Les requérants contestent cette thèse et font savoir que leur condamnation constitue une ingérence dans leur droit de s'exprimer librement au sens de l'article 10 de la Convention.

30.  La Cour constate que la présente affaire diffère de nombreuses affaires dirigées contre la Turquie relatives à la liberté d'expression et dont elle a eu à connaître. En l'espèce, les requérants ont été condamnés pour avoir fait " une déclaration de presse ", en vertu des articles 44 et 82 de la loi no 2908 sur les associations. Elle relève que l'article 44 de cette loi ne limite pas directement la liberté d'expression, mais soumet les associations à " une formalité ou une condition ", au sens de l'article 10 § 2 de la Convention, avant de publier ou distribuer des tracts, des déclarations écrites et des publications similaires. Toutefois, elle estime que cette condition (voir, mutatis mutandis, Bowman c. Royaume-Uni, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, § 33) ainsi que la condamnation des requérants (voir H.N. c. Italie, no 18902/91, décision de la Commission du 27 octobre 1998, Décisions et rapports (DR) 24, p. 21) équivalent à une ingérence à la liberté d'expression. Pour être compatible avec l'article 10, une telle ingérence doit satisfaire à trois conditions : être " prévue par la loi ", viser un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 précité et être " nécessaire, dans une société démocratique ", pour atteindre ce ou ces buts.

B.  L'ingérence était-elle " prévue par la loi " ?

1.  Arguments des parties

31.  Les requérants affirment qu'une déclaration de presse ne peut pas être qualifiée de déclaration écrite ou de publication similaire au sens de l'article 44 de la loi sur les associations. Selon eux, cet article ne peut pas être considéré comme une base légale pour leur condamnation. Ils rappellent que le tribunal correctionnel d'Izmir les a jugés et acquittés pour des faits similaires dans un jugement du 1er juillet 1996, en se référant à un arrêt de la Cour de cassation.

32.  Le Gouvernement estime que la mesure litigieuse est prévue par la loi. Selon lui, l'article 44 de la loi no 2908 dispose une formalité pour les associations, les syndicats en l'occurrence, par le renvoi de l'article 63 de la loi no 2821 sur les syndicats, publiant ou distribuant des tracts, des déclarations et des publications similaires. En ce qui concerne l'acquittement des requérants pour des faits similaires par le tribunal correctionnel d'Izmir, le Gouvernement fait savoir que les deux jugements sont quelque peu différents.

2.  Appréciation de la Cour

33.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l'expression " prévue par la loi " impose non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi vise la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible (voir, parmi plusieurs autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002‑II, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑...).

34.  En l'espèce, la Cour relève que les articles 44 et 82 de la loi sur les associations constituent les dispositions juridiques ayant servi de fondement à la sanction prononcée contre les requérants (paragraphe 15 ci-dessus). Elle conclut donc que la mesure avait une base en droit interne.

35.  La Cour doit maintenant rechercher si, à la lumière des circonstances particulière de l'affaire, la condition de la qualité de la loi a été respectée. Elle doit donc vérifier si celle-ci était accessible et prévisible.

36.  Au sujet de l'accessibilité, la Cour constate que les articles 44 et 82 de la loi no 2908 répondaient à ce critère, car cette loi a été publiée au Journal officiel le 7 octobre 1983 (paragraphe 20 ci-dessus). Elle conclut ainsi que cette loi respectait le critère d'accessibilité.

37.  En ce qui concerne la prévisibilité, la Cour doit vérifier si la législation nationale indiquait avec une précision suffisante les conditions dans lesquelles les dirigeant des syndicats devaient organiser les conférences de presse et distribuer une déclaration de presse écrite (mutatis mutandis, Maestri précité, § 34).

38.  Selon les requérants, à supposer que l'article 44 constituât la base légale, celui-ci réglementait la publication et la distribution des tracts [bildiri], des déclarations écrites [beyanname] et des publications similaires [benzeri yayın] (paragraphe 20 ci-dessus) et non la lecture publique et la distribution d'une " déclaration de presse ".

39.  La Cour reconnaît que l'article 44 en question use des termes vagues et peu précis, spécialement la notion de " publications similaires ", et donne aux juges un large pouvoir d'appréciation (voir Barthold c. Allemagne, arrêt du 25 mars 1985, série A no 90, p. 22, § 47). Elle a cependant déjà dit qu'il pouvait se révéler difficile d'élaborer des lois d'une précision absolue et qu'une certaine souplesse peut être consentie pour permettre aux juridictions nationales de déterminer le domaine d'application de la formalité énoncée dans l'article 44.

Aussi clairement que soit rédigée une disposition juridique, il y a inévitablement une part d'interprétation des tribunaux. Il demeurera toujours nécessaire d'élucider des points obscurs et d'adapter le libellé en fonction de l'évolution des circonstances (voir E.K. c. Turquie, no 28496/95, § 52, 7 février 2002).

40.  Il est clair que l'exercice de la liberté d'expression peut être soumis à certaines formalités. Par ailleurs, l'article 10 n'interdit pas en elle-même toute restriction préalable à une forme de communication. Toutefois, aux yeux de la Cour, lorsque l'inobservation d'une formalité est réprimée par une sanction pénale, comme celle en cause, la loi doit définir clairement les cas de son application (mutatis mutandis, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, arrêt du 26 novembre 1991, série A no 216, p. 30, § 60). De même, une telle approche lui commande de ne pas appliquer une restriction de manière extensive au détriment des justiciables, par exemple par analogie (mutatis mutandis, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 36, CEDH 1999‑IV). Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l'aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.

41.  La Cour constate qu'en l'espèce, les requérants sont des dirigeants du syndicat des professionnels de la santé ; ils ont été poursuivis et acquittés plusieurs fois dans le passé pour des actes similaires en vertu de l'interprétation donnée à l'article 44 par les juridictions internes (paragraphe 31 ci-dessus). Il semble toutefois que lorsque les requérants ont été condamnés par le tribunal correctionnel, celui-ci a interprété différemment la disposition en question. Il a qualifié le fait d'organiser une conférence de presse et de donner lecture publique d'un texte d'acte comme soumis à la même formalité que celle prévue pour les " tracts ", " déclarations écrites " et " publications similaires " au sens de l'article 44.

42.  Selon la Cour, la question est de savoir si, du point de vue de la prévisibilité d'une loi, la lecture publique et la distribution du texte d'une déclaration lors d'une conférence de presse peuvent être considérées comme une publication au même titre que les tracts, déclarations écrites et publications similaires.

La Cour estime que, comme le souligne la chambre plénière de la Cour de cassation (paragraphe 23 ci-dessus), une déclaration de presse ne pouvait être qualifiée de " tract ", " déclaration écrite " ou " publication similaire ", dans la mesure où les conditions requises pour ceux-ci ne sont pas comparables à celles qui entourent la lecture publique d'une déclaration de presse. Les premiers sont préparés pour la publication ou la distribution et nécessitent un travail plus ample de réflexion et de préparation alors qu'une déclaration de presse vise plutôt à renseigner les membres de la presse du contenu du discours qui sera prononcé ou qui vient d'être prononcé oralement.

Pour la Cour, l'interprétation du droit pertinent à laquelle s'est livrée le tribunal pour condamner les requérants, confirmée par la Cour de cassation, constitue une extension du domaine d'application de l'article 44 à ce que l'on ne pouvait pas raisonnablement prévoir dans les circonstances de l'espèce. Les requérants ne pouvaient donc pas raisonnablement prévoir que la lecture publique et la distribution d'une déclaration de presse pouvait être considérée comme un acte au sens de l'article 44 de la loi no 2908. En les condamnant à trois mois d'emprisonnement, bien que convertis en une peine d'amende avec sursis, les juridictions internes ont procédé à une interprétation extensive d'une loi pénale par une application par analogie (voir, mutatis mutandis, Ecer et Zeyrek c. Turquie, nos 29295/95 et 29363/95, § 33, CEDH 2001‑II).

43.  La Cour estime donc que l'article 44 de la loi no 2908 sur les associations ne remplissait pas les exigences de prévisibilité dans son application au cas d'espèce. Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.

C.  Le respect des autres conditions fixées par le paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention

44.  Ayant conclu que l'ingérence n'était pas prévue par la loi, la Cour n'estime pas nécessaire de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l'article 10 - à savoir l'existence d'un but légitime et le caractère nécessaire de l'ingérence dans une société démocratique - ont été respectées en l'espèce.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

45.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "

A.  Dommage

46.  Les requérants Karademirci, Zencir, Yılmaz, Bilir et Aydoğdu allèguent avoir subi un préjudice matériel qu'ils évaluent à 9 190 euros (EUR). Cette somme correspondrait au montant des honoraires d'avocat devant les juridictions internes, d'après les tarifs du barreau d'Izmir. La requérante S.T. allègue avoir subi un préjudice matériel qu'elle évalue à 5 000 EUR.

47.  Au titre du dommage moral, ils réclament 120 000 EUR.

48.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

49.  S'agissant du dommage matériel allégué, la Cour considère que les preuves soumises ne permettent pas de parvenir à une quantification de la perte résultant pour les requérants de la violation de l'article 10 de la Convention. Partant, la Cour rejette cette demande.

50.  En ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime que les intéressés peuvent passer pour avoir éprouvé un certain désarroi en raison des circonstances de l'espèce. Statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue à chacun des requérants 1 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

51.  Les requérants Karademirci, Zencir, Yılmaz, Bilir et Aydoğdu demandent 16 878 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes ainsi que la Commission et la Cour. A titre de justificatifs, ils fournissent une convention d'honoraires faisant référence au tarif du barreau d'Izmir, des quittances portant sur des frais de traduction, pour un montant équivalent à 150 EUR environ.

La requérante S.T. demande, quant à elle, 2 650 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes ainsi que la Commission et la Cour. Elle ne fournit aucun justificatif.

52.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

53.  Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme globale de 1 500 EUR tous frais confondus et l'accorde aux requérants Karademirci, Zencir, Yılmaz, Bilir et Aydoğdu.

Quant à S.T., la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR tous frais confondus et la lui accorde, moins les 625,04 EUR perçus au titre de l'assistance judiciaire accordée par le Conseil de l'Europe.

C.  Intérêts moratoires

54.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;

 

2.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i.  1 000 EUR (mille euros) à chacun des six requérants pour dommage moral ;

ii.  pour frais et dépens,

1 500 EUR (mille cinq cents euros) à İsmail Karademirci, Mehmet Zencir, Şennur Yılmaz, Ayla Bilir et Ayfer Aydoğdu conjointement ;

1 500 EUR (mille cinq cents euros) à S.T., moins les 625,04 EUR (six cent vingt-cinq euros et quatre centimes) perçus au titre de l'assistance judiciaire accordée par le Conseil de l'Europe ;

iii.  plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

3.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 janvier 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-Passos                                                         Nicolas Bratza
   Greffière adjointe                                                                         Président