EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TARHAN c. TURQUIE

(Requête no 9078/06)

ARRÊT

STRASBOURG

17 juillet 2012

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tarhan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, Isabelle Berro-Lefèvre, András Sajó, Işıl Karakaş, Guido Raimondi, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 9078/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mehmet Tarhan (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 février 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté devant la Cour par Mes S. Coşkun et S. Doğanoğlu, avocats à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant se plaint notamment de la gravité des mesures prises à son encontre en raison de son refus d’accomplir le service militaire et d’avoir été poursuivi au pénal, ainsi que d’avoir fait l’objet de poursuites interminables pour avoir exercé son droit à l’objection de conscience. Il invoque les articles 3, 5, 8 et 9 de la Convention.

4. Le 31 mars 2009, la requête a été déclarée partiellement irrecevable et les griefs tirés des articles 3 et 9 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1977 et réside à Sivas. Il déclare que la violence constitue en elle-même un crime contre l’humanité et que son objection au service militaire est motivée par ses convictions pacifistes sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec son obligation d’effectuer le service militaire.

A. L’incorporation du requérant

6. En 2001, le requérant déclara qu’il refusait d’effectuer son service militaire pour des raisons de conscience. En déclarant son objection de conscience au service militaire, l’intéressé affirme avoir refusé indistinctement son adhésion à toute idée de lutte meurtrière.

7. Le 8 avril 2005, il fut interpellé à İzmir et conduit à son régiment à Tokat. Le 10 avril 2005, il déclara être objecteur de conscience et refusa de porter l’uniforme militaire.

8. Le 11 avril 2005, M. Tarhan fut placé en détention provisoire par un juge militaire à la maison d’arrêt militaire de Sivas. Le lendemain, il fut placé seul dans une cellule.

9. Le 12 avril 2005, une action publique (« action no 1 ») fut engagée contre le requérant pour « désobéissance persistante devant un groupe de militaires avec l’intention d’user de ruse dans le but d’échapper au service militaire », au sens de l’article 88 du code pénal militaire.

10. Le 20 avril 2005, le requérant fut conduit contre son gré dans un hôpital militaire aux fins d’examen psychiatrique. Il y resta pendant six jours et un rapport médical fut établi malgré son refus.

11. Le 28 avril 2005, lors de la première audience, les représentants de l’intéressé soulevèrent une exception d’inconstitutionnalité en argüant d’un manque d’indépendance des tribunaux pénaux militaires et demandèrent le renvoi de l’affaire devant la Cour constitutionnelle. Cette demande fut rejetée.

12. Le 9 juin 2005, le requérant fut remis en liberté provisoire et mené le lendemain à son régiment à Tokat. Le 10 juin 2005, ayant à nouveau refusé de porter l’uniforme militaire, il fut placé en garde à vue. Le 13 juin 2005, il fut traduit devant un juge militaire qui ordonna son placement en détention provisoire. Par un acte d’accusation du 15 juin 2005, une nouvelle action publique fut engagée contre lui pour désobéissance persistante (« action no 2 »).

13. Le 12 juillet 2005, le tribunal pénal militaire de Sivas décida de joindre les actions nos 1 et 2.

14. Le 10 août 2005, le tribunal pénal militaire de Sivas condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de quatre ans au total pour les deux infractions en question.

15. Le 25 octobre 2005, la Cour militaire de cassation infirma le jugement, au motif, entre autres, que les juges du fond avaient omis de demander un examen corporel du requérant, étant donné que celui-ci avait déclaré être homosexuel, ce qui, si cela était avéré, aurait pu le dispenser du service militaire.

16. Lors de l’audience tenue le 15 décembre 2005 devant le tribunal de renvoi, le requérant refusa de subir un examen corporel en affirmant qu’un tel examen serait contraire à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme. Il fut cependant conduit dans un hôpital militaire pour y subir cet examen, qui ne put avoir lieu du fait de son refus.

17. Le 15 décembre 2005, le tribunal pénal militaire ne s’inclina pas et persista dans sa décision initiale. A la suite du pourvoi formé par le requérant, le dossier fut renvoyé devant le conseil des chambres de la Cour militaire de cassation.

18. Le 9 mars 2006, le conseil des chambres infirma le jugement rendu, en raison de la non-conformité à la loi des motifs relatifs à l’aggravation de la peine prévue pour « désobéissance persistante », et ordonna la remise en liberté provisoire du requérant.

19. Le 11 mars 2006, le requérant déserta.

20. Le 10 octobre 2006, le tribunal militaire, saisi sur renvoi, condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de dix mois pour son acte du 10 avril 2005 et d’un an et trois mois pour son acte du 10 juin 2005.

21. Par un arrêt du 17 juin 2008, la Cour militaire de cassation infirma à nouveau la solution retenue dans le jugement du 10 octobre 2006, compte tenu notamment de l’entrée en vigueur d’une loi no 5271 portant sursis au jugement et à l’exécution des peines.

22. Le 9 octobre 2008, le tribunal militaire tint sa première audience consécutive au renvoi. D’après les éléments du dossier, la procédure en question se trouve toujours pendante devant la juridiction interne à la date d’adoption du présent arrêt. Le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur le fait que les représentants du requérant n’avaient pas assisté à de nombreuses audiences.

23. Le requérant demeura en détention provisoire plus de dix mois au cours de la procédure pénale engagée à son encontre. Depuis sa désertion le 11 mars 2006, il est recherché par les forces de l’ordre. L’intéressé fait face aujourd’hui à de nouvelles poursuites pénales en raison de son refus constant d’accomplir son service militaire, et il risque d’être condamné à des peines privatives de liberté pour son refus d’effectuer le service militaire.

B. Sanctions disciplinaires infligées contre le requérant

24. En raison de ses refus de se faire couper les cheveux et la barbe, le requérant fit l’objet de différentes sanctions disciplinaires telles que blâme, interdiction de visites pendant un mois, privation d’envoi et de réception de courrier durant un mois et placement pendant sept jours en isolement, entre le 13 avril 2005 et le 8 juin 2005.

25. Selon un procès-verbal, le 25 mai 2005, suite à des refus du requérant, les cheveux et la barbe du requérant furent coupés à l’aide de sept soldats et en usant de la force. Le requérant déclare que ce jour-là, sept à huit soldats l’auraient mis par terre et seraient montés sur lui afin de le maintenir et de lui couper les cheveux de force, ce qui aurait provoqué différentes ecchymoses et égratignures à différents endroits de son corps, ainsi que diverses douleurs. Le même jour, il entama une grève de faim qu’il poursuivit pendant vingt-huit jours.

C. Action pénale engagée contre les responsables du centre pénitentiaire militaire suite à une plainte du requérant

26. Les 23 et 25 mai et le 6 juin 2005, le requérant porta plainte contre les responsables du centre pénitentiaires. Il déclara que lorsqu’il était détenu dans le centre pénitentiaire militaire à Sivas les 11 et 15 mai 2005, les autorités avaient abusé leurs fonctions, en incitant les autres détenus à le menacer et en fermant les yeux sur la violence qu’il avait subie de la part d’autres détenus.

27. Le 26 octobre 2005, le procureur militaire accusa quatre responsables du centre pénitentiaire militaire pour négligence dans l’accomplissement de leurs fonctions.

28. Le 10 septembre 2008, le tribunal militaire de Sivas acquitta les quatre responsables du centre pénitentiaire militaire pour faute de preuve suffisante. D’après les pièces du dossier, la procédure y relative est toujours pendante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

29. Pour le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce concernant les infractions militaires, voir notamment l’arrêt Ülke c. Turquie (no 39437/98, §§ 42‑47, 24 janvier 2006) ; quant au statut des tribunaux militaires, voir Ergin c. Turquie (no 6) (n 47533/99, §§ 15-25, CEDH 2006‑VI).

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITE

30. Le requérant se plaint de l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience et allègue également que la série de poursuites dont il a fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience emporte violation des articles 8 et 9 de la Convention. Par ailleurs, il soutient que les traitements, les poursuites et les détentions qu’il a subis, ainsi que le risque pour lui de faire l’objet de poursuites pénales continues, pour avoir refusé de porter l’uniforme en raison de ses convictions philosophiques, le mettent dans une situation d’humiliation ou d’avilissement au sens des articles 3 et 5 de la Convention.

Le requérant précise également que la présente requête ne concerne pas les faits examinés dans le cadre de l’action pénale engagée contre les responsables du centre pénitentiaire militaire suite à sa plainte. Il explique que cette procédure est toujours pendante devant les instances internes (paragraphes 26-28 ci-dessus).

31. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime d’emblée que l’affaire doit être examinée à la lumière des articles 3 et 9 de la Convention, dans la mesure où les griefs du requérant ont trait à la gravité des mesures prises à son encontre en raison de son refus d’accomplir le service militaire et à l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience.

32. Le Gouvernement soulève tout d’abord l’irrecevabilité de la requête en raison du non-respect du délai de six mois. Selon lui, le requérant aurait dû saisir la Cour dans un délai de six mois suivant la fin de sa détention, dans la mesure où c’est à cette date qu’il aurait dû avoir connaissance que la voie pénale serait inefficace.

33. Le Gouvernement plaide également l’irrecevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que les procédures pénales engagée pour le chef de désobéissance persistante sont toujours pendantes devant les juridictions internes. En outre, il rappelle également que l’action pénale engagée contre les responsables du centre pénitentiaire militaire suite à une plainte du requérant était également pendante.

34. Le requérant conteste cette thèse. S’agissant de l’action pénale engagée à son encontre, il déclare que la voie pénale est devenue inopérante, eu égard à la position des tribunaux internes. De toute manière, se référant à l’arrêt Ülke, précité (§ 61), il souligne qu’en raison du caractère inapproprié de la législation générale appliquée à sa situation, il a fait et risque encore de faire l’objet d’une série interminable de poursuites et de condamnations pénales. Il s’agit, à ses yeux, d’une situation continue. Quant à l’action pénale engagée contre les responsables du centre pénitentiaire militaire suite à sa plainte, il réitère que la présente requête ne concerne pas les faits examinés dans le cadre de cette action.

35. S’agissant de l’exception tirée du non-respect du délai de six mois, la Cour rappelle que le Gouvernement a soulevé une exception similaire dans le cadre de l’affaire Ülke, précité (no 39437/98, décision du 1er juin 2004). La Cour a considéré :

« La Cour relève d’emblée que le requérant ne se plaint pas d’un acte instantané, mais se réfère à une succession de condamnations prononcées par les tribunaux nationaux à chaque fois qu’il se déclarait « objecteur de conscience » et refusait de revêtir l’uniforme militaire. Cette série de poursuites et de condamnations se résume à une situation continue contre laquelle il n’avait aucun recours en droit interne. La Cour rappelle que lorsque la violation alléguée constitue, comme en l’espèce, une situation continue, le délai de six mois ne commence à courir qu’à partir du moment où cette situation continue a pris fin. »

36. La Cour n’aperçoit pas de motifs justifiant de s’écarter de cette jurisprudence dans la présente affaire. En effet, même si la condamnation du requérant par le tribunal militaire n’était pas encore devenue définitive, M. Tarhan a fait l’objet de deux poursuites et de condamnations pénales et risque encore d’être poursuivis tout au long de sa vie en raison de son refus d’effectuer le service militaire (voir aussi, Erçep c. Turquie, no 43965/04, § 61, 22 novembre 2011). Les circonstances incriminées par le requérant trouvaient encore à s’appliquer au moment de l’introduction de la requête. Cela étant, le délai de six mois ne s’applique pas en tant que tel aux situations continues, telle que celle en l’espèce (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 159, CEDH 2009). Il convient donc de rejeter cette exception.

37. Quant à l’exercice des voies de recours, la Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Selon la jurisprudence constante de la Cour, dans l’application de cette règle, elle doit tenir compte de manière réaliste des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle du requérant. Il faut notamment rechercher si, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, le requérant a fait tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre de lui pour épuiser les voies de recours internes (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI).

38. En l’espèce, la Cour observe que deux procédures ont été engagées contre M. Tarhan, lesquelles demeurent toujours pendantes devant les instances internes, nonobstant le fait que le tribunal militaire s’est prononcé, à trois reprises, sur la culpabilité du requérant (10 août et 15 décembre 2005 et 10 octobre 2006). Au cours de ces procédures, l’intéressé est resté en détention provisoire plus de 10 mois et il risque toujours d’être l’objet des poursuites en raison de son refus d’effectuer le service militaire. Dans ces conditions, la Cour estime qu’on ne saurait exiger du requérant une attente supplémentaire dans la mesure où il a déjà subi les répercussions de son refus (voir, mutatis mutandis, Passanha Braamcamp Sobral c. Portugal, no 10145/07, § 38, 12 avril 2011). Il convient également de rejeter cette exception.

39. Quant à la procédure pénale engagée contre les responsables du centre pénitentiaire militaire, elle prend note de l’affirmation du requérant selon laquelle la présente requête ne concerne pas les faits examinés dans le cadre de cette action.

40. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les griefs tirés de la gravité des mesures prises à l’encontre du requérant en raison de son refus d’accomplir le service militaire et de l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

41. Soulignant la gravité des mesures prises à son encontre en raison de son refus d’accomplir le service militaire, M. Tarhan soutient que les traitements qu’il a subis (coupe forcée de ses cheveux et de sa barbe), les poursuites successives et le risque d’être poursuivi tout au long de sa vie l’ont mis dans une situation d’humiliation ou d’avilissement. Il qualifie ces traitements de violence psychologique.

L’article 3 de la Convention se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

42. L’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161) et ne ménage aucune exception. Même l’article 15 de la Convention ne permet pas d’y déroger en temps de guerre ou dans le cas d’un autre danger national (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil 1996‑V).

43. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, pour tomber dans le champ d’application de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la personne concernée (Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001-III ; Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI). En outre, en recherchant si une peine ou un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examinera si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé et si, considérée dans ses effets, la mesure a ou non atteint la personnalité de celui-ci d’une manière incompatible avec l’article 3 (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 22, série A no 58). Lorsqu’on évalue les effets des mesures, il y a lieu de prendre en compte aussi leurs effets cumulatifs (Ülke, précité, § 58).

44. La Cour observe qu’en Turquie tous les citoyens de sexe masculin déclarés aptes au service national étaient tenus d’accomplir leur service militaire en vertu de l’article 72 de la Constitution et de l’article premier de la loi sur le service militaire. Etant donné qu’il n’existait pas de service civil de remplacement, les objecteurs de conscience n’avaient pas d’autre possibilité que de refuser d’être enrôlés dans l’armée s’ils voulaient rester fidèles à leurs convictions. Ils s’exposaient ainsi à une sorte de « mort civile » du fait des multiples poursuites pénales que les autorités ne manquaient pas de diriger contre eux et des effets cumulatifs des condamnations pénales qui en résultaient, de l’alternance continue des poursuites et des peines d’emprisonnement et de la possibilité d’être poursuivis tout au long de leur vie. Dans son arrêt Ülke, précité (§ 63), la Cour a jugé cette situation incompatible avec l’article 3 en considérant que celle-ci revient à réprimer la personnalité intellectuelle du requérant.

Ces considérations valent également pour la présente espèce.

45. En outre, dans son arrêt Ülke, précité (§ 61), la Cour a déclaré :

« (...) le droit turc ne contient aucune disposition spécifique réglementant les sanctions prévues pour les personnes refusant de porter l’uniforme pour des motifs de conscience ou de religion. Les règles applicables en la matière sont, semble-t-il, les dispositions du code pénal militaire qui répriment de manière générale la désobéissance aux ordres des supérieurs hiérarchiques. Ce cadre juridique n’est évidemment pas suffisant pour réglementer de manière adéquate les situations découlant du refus d’effectuer le service militaire pour des raisons de conviction. En raison du caractère inapproprié de la législation générale appliquée à sa situation, le requérant a fait et risque encore de faire l’objet d’une série interminable de poursuites et de condamnations pénales. »

46. La Cour n’aperçoit pas de motifs justifiant de s’écarter de cette jurisprudence dans la présente affaire. En effet, même si M. Tarhan n’a pas fait l’objet d’une condamnation définitive, il est demeuré plus de dix mois en détention provisoire lors de deux procédures pénales engagées à son encontre. Par ailleurs, les poursuites dont il a fait l’objet n’ont nullement exempté le requérant de l’obligation d’effectuer le service militaire ; il doit faire face au risque de se voir imposer des peines d’emprisonnement successives jusqu’à la fin de sa vie s’il persiste dans son refus d’accomplir le service militaire obligatoire (Ülke, précité, § 60). A cela s’ajoute les traitements dont M. Tarhan a été victime au cours de son service militaire, notamment le fait que ses cheveux et sa barbe ont été coupés à l’aide de sept soldats et en usant de la force.

47. Dans ces circonstances, la Cour estime que, pris dans leur ensemble et compte tenu de leur gravité, les traitements infligés au requérant ont provoqué des douleurs et des souffrances graves, qui sont allées au-delà du caractère habituel d’humiliation inhérent à une condamnation pénale ou à une détention. Ces éléments amènent la Cour à dire que les traitements exercés sur la personne du requérant en raison de son refus de servir dans l’armée ont revêtu un caractère dégradant (Feti Demirtaş c. Turquie, no 5260/07, § 92, 17 janvier 2012).

48. A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9 DE LA CONVENTION

49. M. Tarhan se plaint de l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience et allègue également que les poursuites dont il a fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience emporte violation de l’article 9 de la Convention.

L’article 9 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Arguments des parties

50. Selon le requérant, le droit à la liberté de conscience doit s’étendre à des convictions telles que le pacifisme et l’antimilitarisme. Il fait également grief à l’Etat turc de ne pas avoir adopté de loi pour mettre en œuvre le droit à l’objection de conscience, alors qu’en vertu des traités internationaux auxquels la Turquie est partie, elle s’était engagée à reconnaître le droit à l’objection de conscience. Il reproche en particulier à l’Etat de ne pas avoir introduit de procédure qui lui aurait permis d’établir s’il remplissait les conditions pour bénéficier de ce droit.

51. A titre préliminaire, le Gouvernement, se fondant sur la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme, arguë que l’article 9 n’est pas applicable en l’espèce. L’idée que l’affaire soulève la moindre question relevant de l’article 9 de la Convention est en effet contestable à ses yeux.

B. Appréciation de la Cour

52. Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie. Elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).

L’article 9 n’autorise aucune restriction quelle qu’elle soit à la liberté de pensée et de conscience ou à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix. Il distingue la liberté de pensée, de conscience, de religion et la liberté de manifester sa religion ou conviction. La liberté de conscience est protégée sans réserve au même titre que le droit de chacun d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix et fait partie du noyau dur de l’article 9 de la Convention.

53. La Cour a eu récemment l’occasion de revoir sa jurisprudence relative à l’applicabilité aux objecteurs de conscience de l’article 9 de la Convention (Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, 7 juillet 2011). Elle a déclaré que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle était motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constituait une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 (ibidem, § 110). Quant à savoir si et dans quelle mesure l’objection au service militaire relève de cette disposition doit être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire.

54. La Cour observe qu’en l’espèce, le requérant ne se plaint pas seulement d’une action de l’Etat, mais aussi d’un manquement de celui-ci à ne pas avoir adopté de loi pour mettre en œuvre le droit à l’objection de conscience. Par ailleurs, l’intéressé reproche à l’Etat de ne pas avoir introduit de procédure qui lui aurait permis d’établir s’il remplissait les conditions pour bénéficier de ce droit.

55. S’agissant de la non-reconnaissance du droit à l’objection de conscience au service militaire obligatoire, la Cour rappelle avoir dit, dans son arrêt Erçep, précité (§§ 63 et 64):

« (...) le système du service militaire obligatoire en vigueur en Turquie impose aux citoyens une obligation susceptible d’engendrer de graves conséquences pour les objecteurs de conscience : il n’autorise aucune exemption pour raisons de conscience et donne lieu à l’imposition de lourdes sanctions pénales aux personnes qui, comme le requérant, refusent d’accomplir leur service militaire. Ainsi, l’ingérence litigieuse tire son origine non seulement des multiples condamnations dont le requérant a fait l’objet mais aussi de l’absence d’un service de remplacement.

(...) La Cour considère qu’un tel système ne ménage pas un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience. En conséquence, elle juge que les peines qui ont été infligées au requérant alors que rien n’était prévu pour tenir compte des exigences de sa conscience et de ses convictions ne peuvent passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique. »

56. La Cour ne décèle aucun motif de nature à justifier qu’elle s’écarte de ces considérations ci-dessus. En effet, le Gouvernement ne mentionne aucune raison convaincante ou impérieuse justifiant le manquement en question. Il se borne à préciser que chaque Etat a le droit et l’obligation de prendre des mesures nécessaires « à l’intégrité territoriale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre ou à la protection des droits d’autrui ». La Cour relève que le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi, de nos jours, la reconnaissance du droit à l’objection de conscience n’est pas compatible avec le devoir général de l’Etat invoqué ci-dessus.

57. Pour ce qui est de l’absence d’une procédure qui aurait permis au requérant d’établir s’il remplissait les conditions pour bénéficier du droit à l’objection de conscience, la Cour observe que dans les affaires Bayatyan, Erçep, et Demirtaş, précités, il s’agissait de requérants qui font partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il y a lieu de s’opposer au service militaire (voir Bayatyan, § 111, Erçep, § 48, Demirtaş, § 97).

58. Or, le requérant, M. Tarhan, n’invoquait aucune conviction religieuse pour se prévaloir du droit à l’objection de conscience. L’intéressé déclare adhérer à la philosophie pacifiste et antimilitariste et être objecteur de conscience. De son côté, le Gouvernement ne s’est pas prononcé sur cette affirmation.

La question qui se pose est donc celle de savoir dans quelle mesure l’objection de M. Tarhan au service militaire relève de l’article 9 de la Convention (Bayatyan, précité, § 110).

59. La Cour observe que l’affaire de M. Tarhan se caractérise notamment par l’absence de procédure d’examen de sa demande aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience. En effet, sa demande n’a fait l’objet d’aucun examen de la part des autorités, qui se sont contentées de recourir à des dispositions pénales réprimant la soustraction aux obligations militaires.

60. A cet égard, la Cour a, à maintes reprises, affirmé qu’au regard de l’article 8 de la Convention, l’obligation positive de l’Etat peut impliquer la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 33, série A no 32 ; McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 101, Recueil 1998-III ; et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 162, CEDH 2005–X), et notamment la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques appropriées.

Ces principes peuvent mutatis mutandis s’appliquer au droit à l’objection de conscience au service militaire obligatoire, dans la mesure où, en l’absence d’une procédure d’examen des demandes aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience, un tel service est de nature à entraîner un conflit grave et insurmontable entre cette obligation et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes.

61. La Cour considère donc qu’il pesait sur les autorités une obligation positive d’offrir au requérant une procédure effective et accessible qui lui aurait permis de faire établir s’il avait ou non le droit de bénéficier du statut d’objecteur de conscience, aux fins de préserver les intérêts de l’intéressé protégés par l’article 9 de la Convention.

62. A la lumière de ce qui précède, la Cour observe qu’un système qui ne prévoit aucun service de remplacement (Erçep, précité, § 63) et aucune procédure accessible et effective au travers de laquelle le requérant aurait pu faire établir s’il pouvait ou non bénéficier du droit à l’objection de conscience ne peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience. Il s’ensuit que les autorités compétentes ont manqué à leur obligation tirée de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Membres (97) de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani c. Géorgie, no 71156/01, § 134, 3 mai 2007).

63. Dès lors, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

65. Il réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

66. Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.

67. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant l’intégralité de la somme réclamée, à savoir 10 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

68. Le requérant demande également 2 300 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. A titre de justificatif, il fournit une convention et deux quittances d’honoraires.

69. Le Gouvernement conteste ce montant.

70. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme demandée par le requérant et la lui accorde en totalité, à savoir 2 300 EUR.

C. Intérêts moratoires

71. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs tirés de la gravité des mesures prises à l’encontre du requérant en raison de son refus d’accomplir le service militaire et de l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience recevables ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livre turque au taux applicable à la date du règlement :

i) 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 2 300 EUR (deux mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juillet 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith Françoise Tulkens Greffier Présidente