EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BULDU ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 14017/08)
ARRÊT
STRASBOURG
3 juin 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Buldu et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président, Işıl Karakaş, András Sajó, Nebojša Vučinić, Egidijus Kūris, Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mai 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14017/08) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Çağlar Buldu, Barış Görmez, Ersin Ölgün et Nevzat Umdu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 mars 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me T. Alsancak, avocate à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants allèguent en particulier que la série de poursuites et de condamnations dont ils disent avoir fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience a emporté violation des articles 3, 5, 6, 7, 9 et 13 de la Convention.
4. Le 13 mai 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants MM. Çağlar Buldu, Barış Görmez, Ersin Ölgün et Nevzat Umdu sont nés respectivement en 1983, 1978, 1979 et 1972. Ils résident à Istanbul et à İzmir, à l’exception de M. Görmez qui était détenu à la prison militaire d’Isparta lors de l’introduction de la requête. Les requérants sont témoins de Jéhovah. Ils déclarent avoir étudié la Bible et refuser d’accomplir leur service militaire afin de se conformer aux paroles d’Isaïe selon lesquelles « on n’apprendra plus à faire la guerre » (Bible, Isaïe 2:4).
6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
A. En ce qui concerne M. Çağlar Buldu
1. Les procédures pénales engagées contre le requérant
7. Dès le 18 novembre 2004, le requérant fit savoir à plusieurs reprises aux autorités militaires qu’il refusait d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses.
8. Le 25 novembre 2004, il fut informé qu’il n’était pas possible d’obtenir une dispense quant à l’accomplissement de ce service obligatoire.
9. Le 27 avril 2005, l’intéressé se rendit dans les locaux de la police de Çağlayan à la suite d’une convocation. Il fut ensuite conduit au bureau de recrutement militaire de Kağıthane où il refusa de signer les documents relatifs à son inscription sur la liste de recensement militaire. Il fut alors arrêté et placé en détention provisoire à la maison d’arrêt militaire de Maslak. Le lendemain, il fut amené à son régiment, à Kastamonu.
10. Le 29 avril 2005, le requérant reçut une nouvelle fois l’ordre de signer les documents susmentionnés et de porter ses arme et uniforme, ce à quoi il se refusa.
11. Le 2 mai 2005, il fut traduit devant un juge militaire à Ankara qui ordonna à nouveau sa détention provisoire (action no 1).
12. Le 26 mai 2005, le tribunal militaire de la gendarmerie d’Ankara ordonna la mise en liberté provisoire de l’intéressé. Quatre jours plus tard, ce dernier fut ramené à son régiment, à Kastamonu.
13. Le 31 mai 2005, le requérant refusa à nouveau de signer les documents relatifs au recensement.
14. Le 1er juin 2005, il fut arrêté pour des faits de désobéissance – faits réprimés par l’article 87 § 1 du code pénal militaire (« le CPM ») – et placé en détention provisoire à la maison d’arrêt militaire de Mamak (action no 2).
15. Le 4 juillet 2005, il fut mis en liberté provisoire.
16. Le 7 juillet 2005, il fut amené à son régiment, à Kastamonu, où on lui ordonna à nouveau de signer les documents précités. Il refusa de les signer et demanda la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement.
17. Le 11 juillet 2005, il fut arrêté de nouveau pour des faits de désobéissance, ces faits étant également réprimés par l’article 87 § 1 du CPM (action no 3).
18. Le 15 septembre 2005, il fut mis en liberté provisoire par le tribunal militaire du commandement général de la gendarmerie d’Ankara. Il fut amené à son régiment, à Kastamonu.
19. Le 9 février 2006, le tribunal militaire du commandement général de la gendarmerie d’Ankara décida de joindre les trois actions diligentées à l’encontre du requérant pour désobéissance persistante (actions nos 1, 2 et 3).
20. Le 2 mars 2006, une autre action fut diligentée à l’encontre du requérant et, le 20 novembre 2006, le tribunal militaire déclara ce dernier coupable de désobéissance persistante et il le condamna à une peine d’emprisonnement de cinq mois (action no 4). Le 29 mai 2007, la Cour de cassation militaire confirma ledit arrêt. Le 20 septembre 2007, le procureur général militaire rejeta la demande en rectification d’arrêt présentée par le requérant.
21. Entre-temps, s’agissant des trois actions jointes (actions nos 1, 2 et 3), le 8 février 2007, le tribunal militaire du commandement général de la gendarmerie d’Ankara avait déclaré le requérant coupable de désobéissance persistante et l’avait condamné à une peine d’emprisonnement de sept mois et quinze jours. Le 26 mars 2007, le requérant s’était pourvu en cassation. Le dossier ne contient pas d’informations sur la suite donnée à ce pourvoi.
22. En mars 2008, le requérant fut démobilisé.
23. Par ailleurs, d’après les éléments du dossier, le 16 décembre 2009, le tribunal militaire du commandement général de la gendarmerie d’Ankara a déclaré le requérant coupable de désobéissance persistante pour les faits survenus les 29 avril, 31 mai et 7 juillet 2005, il l’a condamné au total à une peine d’emprisonnement de sept mois et quinze jours et il a décidé de surseoir au prononcé du jugement. Il est indiqué dans le dossier que le requérant s’est pourvu en cassation le 23 décembre 2009, mais aucune information n’y figure quant à la suite donnée à ce pourvoi.
24. Il ressort également du dossier que plusieurs autres poursuites pénales ont été engagées contre le requérant et que celui-ci a été condamné par un tribunal militaire à différentes peines privatives de liberté pour plusieurs faits de désobéissance persistante. Selon le dossier, l’intéressé a été à maintes reprises placé en détention provisoire dans le cadre de ces poursuites et certaines des peines qui lui ont été infligées sont devenues définitives. En outre, d’après le dossier, le requérant a subi des examens médicaux afin de déterminer son aptitude au service militaire et, au terme de ces examens, il a été déclaré apte au service militaire.
2. Les plaintes pénales déposées par le requérant et la procédure ultérieure
25. Entre-temps, le 25 février 2006, le requérant avait déposé une plainte pour séquestration à l’encontre des responsables militaires au sujet de sa détention à la maison d’arrêt militaire de Mamak. Le même jour, l’avocat du requérant avait demandé l’élargissement de son client auprès du procureur de la République d’Afyon. Dans cette demande, il était également allégué que l’intéressé avait subi des traitements inhumains dans la prison militaire de Mamak.
26. Aux dires du requérant, le 25 avril 2007, le commandement général d’Ankara avait rejeté sa plainte concernant les mauvais traitements allégués.
27. Il ressort du dossier que, le 15 décembre 2012, le procureur militaire près le commandement des forces aériennes a rendu un non-lieu quant à la plainte pour séquestration susmentionnée. Toutefois, le dossier ne permet pas de déterminer si le requérant a ou non formé opposition à la décision de non-lieu.
B. En ce qui concerne M. Barış Görmez
1. Les procédures pénales engagées contre le requérant
28. Dès le 16 février 2006, le requérant fit savoir à maintes reprises aux autorités militaires qu’il refusait d’effectuer son service militaire pour des raisons de conscience et il demanda la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement. Le 19 avril 2007, l’intéressé fut informé qu’il était impossible d’obtenir une dispense de ce service obligatoire et qu’en raison de son refus il risquait d’être considéré comme déserteur à l’enrôlement (bakaya kaçağı).
29. Le 22 octobre 2007, le requérant se rendit au bureau de recrutement militaire où il fut arrêté et amené au commandement de la gendarmerie d’Istanbul. Il fut placé en détention provisoire jusqu’au 3 novembre 2007 à la maison d’arrêt militaire de Maslak, située au sein dudit commandement.
30. Le 4 novembre 2007, il fut amené à son régiment, à Antalya. Le lendemain, on lui ordonna de revêtir l’uniforme militaire mais il refusa de le faire. Il fut alors envoyé à Isparta où il fut traduit devant un juge militaire qui ordonna son placement en détention provisoire. Il fut ensuite amené à la prison militaire d’Isparta où, le 7 novembre 2007, il refusa également de participer au recensement des détenus.
31. Le 21 novembre 2007, il fut accusé, sur le fondement de l’article 88 du CPM, de désobéissance persistante aux ordres commise avec l’intention d’user de ruse dans le but d’échapper au service militaire (hizmetten tamamen sıyrılmak kastıyla emre itaatsizlikte ısrar).
32. Le 10 décembre 2007, le tribunal militaire compétent ordonna la mise en liberté provisoire du requérant. À la suite de sa libération, celui-ci retourna dans son unité militaire, à Antalya. Le 12 décembre 2007, on lui ordonna à nouveau de revêtir l’uniforme militaire, mais il refusa encore une fois. Deux jours plus tard, il fut transféré à Isparta où un juge militaire le remit en détention provisoire.
33. En raison du refus persistant du requérant, des actions pénales furent diligentées à son encontre pour « désobéissance persistante » et « désobéissance aux ordres devant un groupe de militaires », infractions réprimées respectivement par les articles 87 § 1 et 88 du CPM.
34. Le 16 janvier 2008, le tribunal militaire d’Isparta décida de joindre lesdites actions.
35. Le 12 mars 2008, le tribunal militaire déclara le requérant coupable pour ses refus des 5 et 12 décembre 2007 et il le condamna à une peine d’emprisonnement de onze mois et vingt jours au total. Le 27 août 2008, la Cour de cassation militaire confirma ledit arrêt.
36. Le 27 août 2009, le tribunal militaire déclara le requérant coupable pour des refus survenus les 14 mars et 11 avril 2009 et il le condamna à une peine d’emprisonnement de cinq mois et cinq jours. Le 8 octobre 2009, le requérant se pourvut en cassation.
37. Le 19 novembre 2009, le tribunal militaire déclara le requérant coupable pour des refus survenus les 30 juin et 6 septembre 2008 et il le condamna à une peine d’emprisonnement de sept mois et quinze jours pour chaque accusation.
38. Il ressort du dossier que, le 1er decembre 2009, le procureur général militaire a rejeté la demande de pourvoi formée le 8 octobre 2009 par l’intéressé.
39. Par ailleurs, plusieurs poursuites pénales furent par la suite engagées contre le requérant et celui-ci fut condamné par un tribunal militaire à différentes peines privatives de liberté pour plusieurs faits de désobéissance persistante. L’intéressé fut à maintes reprises interné et placé en détention provisoire dans le cadre de ces poursuites, et certaines des peines qui lui avaient été infligées devinrent définitives.
40. En outre, le requérant fut soumis à des examens médicaux afin de déterminer son aptitude au service militaire.
Selon un rapport dressé le 24 août 2011, il a été déclaré apte par l’académie de médecine militaire de Gülhane.
41. D’après les éléments du dossier, le requérant risque d’être condamné à nouveau à des peines privatives de liberté et il fait face à de nouvelles poursuites pour les mêmes chefs d’accusation.
2. Les plaintes pénales déposées par le requérant et la procédure ultérieure
42. Le 16 novembre 2007, le requérant déposa une plainte pour mauvais traitements auprès du parquet militaire de Hasdal à Istanbul. Dans sa plainte, il alléguait que, le 31 octobre 2007, alors qu’il était détenu à la maison d’arrêt militaire de Maslak, les responsables de sa détention l’avaient maltraité et menacé.
43. Le 30 avril 2008, le procureur militaire de Hasdal à Istanbul rendit une decision d’incompétence. Le dossier ne contient pas suffisamment d’informations quant à la suite de cette plainte.
C. En ce qui concerne M. Ersin Ölgün
44. Dès le 15 mars 2005, le requérant fit savoir à plusieurs reprises aux autorités militaires qu’il refusait d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses et il demanda la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement.
45. Le 7 décembre 2005, il se rendit au bureau de recrutement militaire de Konak où il fut informé qu’il était recherché pour insoumission.
46. Deux actions publiques pour insoumission à l’appel d’incorporation (bakaya kalmak suçu) furent engagées à son encontre devant un tribunal pénal militaire, pour les périodes d’appel des mois de mars, juillet et décembre 2005, sur le fondement de l’article 63 § 1-A du CMP.
47. Le 15 mai 2006, le requérant fut condamné à des peines privatives de liberté qui furent commuées en une seule amende de 2 000 livres turques. Le 3 juillet 2006, il se pourvut en cassation.
48. Par ailleurs, à la suite de l’adoption de la loi no 5530 entrée en vigueur le 5 octobre 2006 et portant exclusion de la compétence des tribunaux militaires pour le jugement des civils, la Cour de cassation militaire transmit les dossiers concernant le requérant aux juridictions de l’ordre judiciaire le 7 novembre 2006.
49. Le 9 juillet 2007, le requérant déposa son mémoire en défense devant le tribunal d’instance pénal d’İzmir. Le 7 décembre 2007, celui-ci condamna le requérant aux mêmes peines privatives de liberté (paragraphe 47 ci-dessus), qui furent ensuite commuées en une seule amende de 2 000 livres turques. L’intéressé se pourvut en cassation.
Le dossier ne contient pas d’informations sur la suite donnée à ce pourvoi.
50. Les 8 mai et 11 septembre 2008, ainsi que les 7 juillet et 4 novembre 2009, le tribunal d’instance pénal d’İzmir condamna le requérant à des peines privatives de liberté, qui furent ensuite commuées en des amendes ne dépassant pas 2 000 livres turques. En raison du montant de ces dernières – inférieur à 2 000 livres turques –, ces décisions n’étaient pas susceptibles d’un pourvoi en cassation.
51. Le 1er février 2010, le tribunal d’instance pénal de Pendik condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de trois mois et dix jours et il décida de surseoir au prononcé du jugement.
52. D’après les éléments du dossier, le requérant fait face à de nouvelles poursuites pénales en raison de son refus persistant d’effectuer son service militaire ; il risque donc d’être condamné à de nouvelles peines privatives de liberté pour insoumission à l’appel d’incorporation, en ce qui concerne les périodes d’appel à venir.
D. En ce qui concerne M. Nevzat Umdu
53. Dès le 27 novembre 2004, le requérant fit savoir à plusieurs reprises aux autorités militaires qu’il refusait d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses et il demanda la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement. Il fut informé qu’il n’était pas possible d’obtenir une dispense quant à l’accomplissement de ce service obligatoire.
54. Dès le 24 janvier 2005, des poursuites pénales en série furent engagées à son encontre devant un tribunal pénal militaire pour insoumission à l’appel d’incorporation lors de différentes périodes d’appel, sur le fondement de l’article 63 § 1-A du CPM.
55. Le 9 mai 2005, le requérant fut condamné à une peine d’emprisonnement de deux mois et quinze jours, qui fut commuée en une amende de 1 113 livres turques.
56. À la suite de l’adoption de la loi no 5530 entrée en vigueur le 5 octobre 2006 et portant exclusion de la compétence des tribunaux militaires pour le jugement des civils, les actions diligentées à l’encontre du requérant furent transférées aux juridictions de l’ordre judiciaire.
57. Le 1er novembre 2006, le tribunal militaire de Gaziantep rendit une décision d’incompétence en faveur du tribunal d’instance pénal de Hatay.
58. À la suite d’une commission rogatoire, le requérant déposa son mémoire en défense le 12 novembre 2007.
Le tribunal d’instance pénal de Hatay, le 11 juin 2008, condamna le requérant à une amende non susceptible de faire l’objet d’un pourvoi en cassation ; par conséquent ce jugement devint définitif. Le 4 juillet 2008, un ordre de paiement de l’amende fut notifié à l’intéressé.
59. Entre-temps, le requérant avait subi des examens médicaux afin de déterminer son aptitude au service militaire.
Le 24 octobre 2008, l’intéressé fut déclaré inapte au service militaire par l’hôpital militaire de Haydarpaşa pour cause d’obésité.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
60. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont décrits dans l’arrêt Ülke c. Turquie (no 39437/98, §§ 42-47, 24 janvier 2006).
EN DROIT
61. Les requérants allèguent une violation des articles 3, 5, 6, 7, 9 et 13 de la Convention.
I. SUR LA RECEVABILITÉ
62. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime de deux des requérants.
A. Sur l’ exception du Gouvernement
63. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime de MM. Buldu et Umdu. Il est d’avis que ces deux requérants n’ont plus d’intérêt à agir devant la Cour. À cet égard, il indique que M. Buldu a été démobilisé et que M. Umdu a été déclaré inapte au service militaire pour cause d’obésité.
64. Les requérants combattent cette thèse.
65. La Cour rappelle avoir déjà rejeté pareille exception dans le cadre de l’affaire Feti Demirtaş c. Turquie (no 5260/07, § 77, 17 janvier 2012), dans laquelle elle a constaté que la décision de démobilisation du requérant était intervenue à l’issue de nombreuses procédures et sanctions.
La Cour estime que la présente espèce présente des similitudes avec cette affaire. En l’occurrence, dans les décisions de démobilisation du requérant M. Buldu et de déclaration d’inaptitude du requérant M. Umdu, elle ne voit aucune reconnaissance par le Gouvernement d’une violation de la Convention suivie d’un redressement, les décisions en question étant intervenues – à l’instar de la décision litigieuse dans l’affaire Feti Demirtaş précitée – à l’issue de nombreuses procédures et sanctions. Elle estime dès lors que, en l’espèce, les requérants MM. Buldu et Umdu peuvent toujours se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de leurs droits. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement.
B. Sur les griefs tirés de l’article 6 de la Convention
1. En ce qui concerne les requérants MM. Çağlar Buldu, Ersin Ölgün et Nevzat Umdu
66. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants MM. Buldu, Ölgün et Umdu allèguent qu’ils n’ont pas bénéficié d’un procès équitable devant les tribunaux militaires.
67. S’agissant de la procédure engagée contre M. Buldu qui a pris fin avec un arrêt de la Cour de cassation militaire rendu le 29 mai 2007, la Cour observe que la présente requête a été introduite le 17 mars 2008, soit plus de six mois après la date en cause. Il s’ensuit que les griefs du requérant concernant cette procédure sont tardifs. Cette partie de la requête doit donc être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
68. S’agissant des autres procédures, la Cour observe que M. Buldu n’a fourni aucun document sur la suite donnée aux pourvois formés par lui contre les jugements de première instance. Elle estime qu’elle n’est donc pas en mesure de procéder à un examen global de ces procédures, et elle considère qu’elle ne saurait spéculer sur ce qui a été ou aurait pu être décidé par les juridictions nationales. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
69. Pour ce qui est des griefs des requérants MM. Ölgün et Umdu, la Cour observe que ces derniers ont été initialement poursuivis devant des tribunaux militaires. Cela étant, elle note que, à la suite de l’adoption de la loi no 5530 entrée en vigueur le 5 octobre 2006 et portant exclusion de la compétence des tribunaux militaires pour le jugement des civils, les actions diligentées à leur encontre ont été transmises aux juridictions de l’ordre judiciaire, à savoir le tribunal d’instance pénal d’İzmir et le tribunal d’instance pénal de Hatay respectivement (paragraphes 48-51 et 56‑58 ci‑dessus). Elle relève de même que les requérants en question ont déposé leurs mémoires en défense devant lesdits tribunaux et que ces derniers ont examiné ces mémoires au cours des débats devant eux (paragraphes 49 et 58 ci‑dessus). Elle estime qu’en l’espèce, au vu de la nature des actes procéduraux auxquels les juges militaires avaient participé, les tribunaux pénaux n’avaient pas impérativement à reprendre lesdits actes (voir, mutatis mutandis, Ceylan c. Turquie (déc.), no 68953/01, 30 août 2005). Dès lors, elle considère que les actes effectués devant les juridictions de l’ordre judiciaire suffisent à dissiper les doutes raisonnables des requérants quant à l’indépendance et à l’impartialité des tribunaux militaires qui les ont jugés pendant une certaine période. Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2. En ce qui concerne le requérant M. Görmez
70. La Cour observe que M. Görmez, bien que se référant de manière générale à plusieurs procédures, ne lui a présenté que la seule décision qui a été confirmée par la Cour de cassation militaire le 27 août 2008 (paragraphe 35 ci-dessus). Par conséquent, la Cour se bornera à examiner cette procédure.
C. Conclusion
71. Constatant que les griefs tirés des articles 3, 5, 6 – pour autant que cette dernière disposition concerne une seule procédure engagée contre le requérant M. Görmez (paragraphe 70 ci-dessus) –, 7, 9 et 13 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
72. Tous les requérants allèguent avoir fait l’objet de poursuites pénales qu’ils qualifient d’incessantes et de condamnations à cause de leur refus de servir dans l’armée. De plus, ils se plaignent de manière générale des traitements qu’ils auraient subis au cours des procédures en cause. Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
73. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient que les actions pénales en question ont été intentées en raison d’une violation de la loi militaire par les requérants. Il ajoute que la situation des requérants MM. Buldu et Umdu ne ressortit pas du domaine du service militaire puisque le premier a été démobilisé et le second déclaré inapte au service militaire pour des raisons de santé.
74. La Cour observe qu’en Turquie tous les citoyens de sexe masculin déclarés aptes au service national sont tenus d’accomplir leur service militaire en vertu de l’article 72 de la Constitution et de l’article premier de la loi sur le service militaire. Étant donné qu’il n’existe pas de service civil de remplacement, elle constate que les objecteurs de conscience n’ont pas d’autre possibilité que de refuser d’être enrôlés dans l’armée s’ils veulent rester fidèles à leurs convictions. Elle note également qu’ils s’exposent ainsi à une sorte de « mort civile » en raison des multiples poursuites pénales que les autorités ne manquent pas de diriger contre eux et des effets cumulatifs des condamnations pénales qui en résultent, de l’alternance continue des poursuites et des peines d’emprisonnement et de la possibilité d’être poursuivis tout au long de leur vie. Dans son arrêt Ülke c. Turquie (no 39437/98, § 63, 24 janvier 2006), la Cour a jugé cette situation incompatible avec l’article 3 de la Convention. Elle observe que ces considérations valent également pour la présente espèce.
75. À cet égard, la Cour constate que tous les requérants ont été l’objet de multiples poursuites pénales dirigées contre eux en raison de leur refus de porter l’uniforme. Elle considère que les condamnations successives et les sanctions qui leur ont été infligées ont sans doute mis les intéressés dans une situation d’humiliation ou d’avilissement (Ülke, précité, § 59). Dès lors, elle n’aperçoit pas de raisons de s’écarter en l’espèce de sa jurisprudence.
En outre, la Cour note que les requérants MM. Buldu et Umdu ont fait l’objet d’une série de poursuites et de condamnations pénales qui risquaient de se prolonger indéfiniment si les décisions respectives de démobilisation et de déclaration d’inaptitude au service militaire n’avaient pas été prises (voir, dans le même sens, Savda c. Turquie, no 42730/05, § 83, 12 juin 2012).
76. Eu égard aux constats figurant au paragraphe précédent, la Cour estime ne pas avoir à vérifier la réalité des autres allégations de violation de l’article 3 de la Convention.
77. Dans ces circonstances, les éléments susmentionnés amènent la Cour à dire que les poursuites pénales et condamnations subies par les requérants en raison de leur refus de servir dans l’armée, constituent, pris dans leur ensemble et compte tenu de leur gravité et de leur caractère répétitif, des traitements ayant revêtu un caractère à la fois inhumain et dégradant.
78. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
79. Les requérants soutiennent que les condamnations successives dont ils ont fait l’objet pour avoir refusé de servir dans l’armée ont emporté violation de l’article 9 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur l’applicabilité
80. Le Gouvernement, se fondant sur la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme, arguë que l’article 9 de la Convention n’est pas applicable en l’espèce.
81. Les requérants contestent cette thèse.
82. La Cour a eu récemment l’occasion de revoir sa jurisprudence relative à l’applicabilité de l’article 9 de la Convention aux objecteurs de conscience (Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, §§ 98-111, CEDH 2011, Feti Demirtaş, précité, §§ 95-97, et Erçep c. Turquie, no 43965/04, §§ 46-48, 22 novembre 2011). Elle rappelle avoir déclaré que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle était motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constituait une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 de la Convention (Bayatyan, précité, § 110). Elle rappelle également que la question de savoir si et dans quelle mesure l’objection au service militaire relève de cette disposition doit être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire.
83. En l’espèce, la Cour observe que les requérants font partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il faut s’opposer au service militaire, indépendamment de la nécessité de porter les armes. Elle n’a par conséquent aucune raison de douter que l’objection des intéressés à l’accomplissement du service militaire était motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec leur obligation à cet égard (voir, dans le même sens, Bayatyan, précité, § 111). Elle en conclut que l’article 9 de la Convention trouve donc à s’appliquer en l’espèce.
B. Sur le fond
84. La Cour observe que les requérants MM. Buldu et Görmez ont été incorporés dans leurs régiments respectifs à plusieurs reprises, et ce nonobstant leur refus constant d’effectuer le service militaire et pour lesdits faits ils ont été poursuivis et condamés. Elle constate par ailleurs que les requérants MM. Ölgün et Umdu ont été poursuivis et condamnés pour insoumission à l’appel d’incorporation, et ce pour différentes périodes d’appel. Pour la Cour, le refus des requérants, témoins de Jéhovah, d’effectuer le service militaire pour des raisons de conscience constitue certainement une manifestation de leurs convictions religieuses (Bayatyan, précité, § 112). La Cour ne doute pas que les condamnations successives des requérants motivées par leur attitude, ainsi que le risque de poursuites pénales perpétuelles auquel les intéressés se sont trouvés exposés pour avoir refusé d’accomplir leur service militaire en raison de leurs convictions, s’analysent en une ingérence dans leur droit à l’exercice de la liberté de manifester leur religion garanti par l’article 9 de la Convention (Feti Demirtaş, précité, § 98).
85. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint cet article sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » (voir, entre autres, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999‑I).
Sur la justification de l’ingérence
a) Une ingérence prévue par la loi
86. Les requérants soutiennent que l’ingérence qu’ils dénoncent n’était pas prévue par la loi. En outre, ils indiquent que ni le code pénal ordinaire ni le CPM ne contiennent de dispositions incriminant le refus d’accomplir le service militaire pour cause de convictions religieuses.
87. Le Gouvernement n’a avancé aucun argument à cet égard.
88. La Cour rappelle avoir déjà noté que, dans le contexte de l’article 3, le cadre juridique en Turquie n’était pas suffisant pour réagir de manière adéquate les situations découlant du refus d’effectuer le service militaire pour des raisons de conviction (Ülke, précité, § 61). En tout état de cause, elle observe que, à supposer que les mesures prises à l’encontre des requérants soient prévues par la loi, elles sont incompatibles avec l’article 9 de la Convention pour les motifs exposés ci-après (paragraphes 92‑93 ci‑dessous).
b) Une ingérence dirigée vers un ou des buts légitimes
89. La Cour considère d’emblée que, à supposer que les mesures prises à l’encontre des requérants puissent être justifiées par l’un des motifs visés au deuxième paragraphe de l’article 9 de la Convention, elles ne peuvent en tout état de cause passer pour nécessaires dans une société démocratique pour les motifs exposés ci-après (paragraphes 92-93 ci-dessous).
c) Une ingérence nécessaire dans une société démocratique
90. Compte tenu du constat auquel elle est parvenue, en l’espèce, au paragraphe 83 ci-dessus – à savoir que les requérants, témoins de Jéhovah, ont demandé à être exemptés du service militaire en raison de convictions religieuses sincères –, la Cour ne doute pas que des motifs solides et convaincants justifiaient les demandes d’exemption faites par les intéressés. Elle note par ailleurs que ces derniers n’ont jamais refusé de s’acquitter de leurs obligations civiques en général. Ainsi, elle relève qu’ils étaient disposés, pour des motifs sérieux, à partager la charge pesant sur les citoyens sur un pied d’égalité avec leurs compatriotes qui accomplissaient leur service militaire obligatoire. Or, elle constate que la possibilité d’effectuer un service civil de remplacement n’était pas prévue et qu’ils ont été l’objet de poursuites pénales.
91. La Cour rappelle avoir traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce et avoir à cette occasion constaté la violation de l’article 9 de la Convention (Erçep, précité, §§ 54-65, et Feti Demirtaş, précité, §§ 107-115). Elle a notamment conclu que le système du service militaire obligatoire en vigueur en Turquie impose aux citoyens une obligation susceptible d’engendrer de graves conséquences pour les objecteurs de conscience : ce système n’autorise en effet aucune exemption pour des raisons de conscience et il donne lieu à l’imposition de lourdes sanctions pénales aux personnes qui – à l’instar des requérants – refusent d’accomplir leur service militaire. Plus particulièrement, dans son arrêt Erçep, (précité, § 80), la Cour a considéré, obiter dicta, que la violation du droit garanti par l’article 9 de la Convention tirait son origine d’un problème structurel tenant d’une part à l’insuffisance du cadre juridique existant quant au statut des objecteurs de conscience et d’autre part à l’absence de service civil de remplacement. Ces considérations valent également en l’espèce. La Cour note que les mesures législatives nécessaires pour résoudre les problèmes structurels mentionnés ci-dessus n’ont pas encore été prises.
92. Dans la présente affaire, à la lumière de tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente de celle à laquelle elle est parvenue dans les affaires précitées. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce les mesures prises à l’encontre des requérants en raison de leur refus d’effectuer le service militaire s’analysent en une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 9 de la Convention.
93. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
94. Le requérant M. Görmez se plaint d’avoir dû comparaître devant une juridiction composée exclusivement de militaires, et ce – à ses yeux – en tant que civil, et il dénonce un manque d’équité de la procédure pénale. À cet égard, il invoque l’article 6 § 1 de la Convention. En ses passages pertinents en l’espèce, cette disposition est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
95. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il allègue que, à partir de leur incorporation, tous les requérants étaient soumis à la loi militaire pénale no 1623. Il considère que les intéressés ont été jugés par des tribunaux impartiaux et indépendants et établis par la loi. Il ajoute que, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 5530 le 5 octobre 2006, le délit d’insoumission est passé de la compétence des tribunaux militaires à celle des juridictions de l’ordre judiciaire.
A. Sur l’indépendance et l’impartialité du tribunal militaire
96. La Cour observe que, dans le cadre de la procédure pénale qui a pris fin avec un arrêt définitif rendu le 27 août 2008 (paragraphe 35 ci-dessus), le requérant M. Görmez a été jugé et condamné par un tribunal militaire pour des infractions de désobéissance persistante aux ordres.
97. La Cour rappelle que, dans les affaires Feti Demirtaş et Savda précitées, elle a déjà examiné des griefs similaires à ceux soulevés dans la présente cause. Dans ces affaires, elle a entre autres relevé que les intéressés, objecteurs de conscience, avaient été incorporés de force et qu’ils n’avaient jamais accepté le statut militaire au cours de leur incorporation (Feti Demirtaş, précité, § 122, et Savda, précité, § 108). De même, elle a notamment estimé qu’il était compréhensible qu’une personne se déclarant objecteur de conscience et refusant d’effectuer son service militaire, ayant à répondre d’infractions purement militaires devant un tribunal composé exclusivement de militaires, ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée – laquelle peut dans un tel cas de figure être assimilée à une partie à la procédure. La Cour a ainsi considéré que, de ce fait et compte tenu de l’insuffisance des garanties offertes par les juges militaires (voir, mutatis mutandis, Feti Demirtaş, précité, § 124, et Savda, précité, § 110), un objecteur de conscience pouvait légitimement craindre qu’un tribunal militaire se laissât indûment guider par des considérations partiales. Elle en a conclu que les doutes nourris par un objecteur de conscience quant à l’indépendance et à l’impartialité de pareille juridiction étaient objectivement justifiés (Feti Demirtaş, précité, § 125, et Savda, précité, § 111).
98. En l’espèce, la Cour note que le cas du requérant M. Görmez, qui a été incorporé de force et qui n’a jamais accepté le statut militaire au cours de son incorporation, ne diffère guère de ceux qu’elle a eu à connaître dans les affaires Feti Demirtaş et Savda précitées. Elle considère donc que les doutes nourris par l’intéressé quant à l’indépendance et à l’impartialité du tribunal militaire étaient objectivement justifiés.
99. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
B. Sur l’équité de la procédure
100. Le requérant M. Görmez se plaint également d’un défaut d’équité des procédures pénales dirigées à son encontre au motif que les autorités n’auraient pas appliqué à sa situation l’article 80 de l’ancien code pénal concernant les peines sanctionnant les infractions successives.
101. La Cour constate qu’il repose pratiquement sur les mêmes faits que ceux relatifs aux autres griefs déjà examinés dans le présent arrêt (voir, notamment, paragraphes 92-93 ci-dessus). Elle estime par conséquent qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief tiré du défaut d’équité allégué.
V. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
102. Les requérants se plaignent d’avoir été placés en détention provisoire, à plusieurs reprises, par des tribunaux militaires qui, à leurs yeux, n’étaient pas compétents pour juger des civils, et ils allèguent que ces privations de liberté n’ont pas été ordonnées selon les voies légales internes en vigueur. Ils dénoncent également l’absence d’une voie de recours susceptible de leur permettre d’être indemnisés pour les périodes pendant lesquelles ils ont été détenus, selon eux, de manière irrégulière. Ils invoquent à cet égard l’article 5 §§ 1 et 5 de la Convention.
103. Sur le terrain de l’article 7 de la Convention, les requérants se plaignent en outre d’une violation du principe de la légalité des délits et des peines, argüant qu’ils ont été condamnés pour des actes qui ne constituaient pas des infractions.
104. Enfin, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, ils dénoncent l’absence d’une voie de recours effective susceptible de leur permettre de mettre fin au cycle de poursuites et de condamnations qu’ils disent avoir subi.
105. La Cour constate qu’ils reposent essentiellement sur les mêmes faits que ceux relatifs aux autres griefs déjà examinés dans le présent arrêt (voir, notamment, paragraphe 92 ci‑dessus). De même, elle souligne avoir conclu que l’ensemble des traitements subis par les requérants constitue une violation de l’article 3 de la Convention. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur les griefs tirés des articles 5, 7 et 13 de la Convention.
VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
106. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
107. Les requérants MM. Buldu, Görmez, Ölgün et Umdu demandent respectivement 12 000 euros (EUR), 15 000 EUR, 7 000 EUR et 5 000 EUR pour le dommage moral qu’ils estiment avoir subi.
108. Le Gouvernement considère que ces demandes sont excessives.
109. À la lumière de sa jurisprudence en la matière (Feti Demirtaş, précité, §133, et Erçep, précité, §§ 79-80) la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants l’intégralité des sommes réclamées au titre du préjudice moral. Par conséquent, elle alloue à MM. Buldu, Görmez, Ölgün et Umdu les sommes de 12 000 EUR, 15 000 EUR, 7 000 EUR et 5 000 EUR respectivement.
B. Frais et dépens
110. Les requérants MM. Buldu, Görmez, Ölgün et Umdu demandent respectivement 5 450 EUR, 11 450 EUR, 9 400 EUR et 3 650 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. À l’appui de ces demandes, ils ont communiqué une liste détaillée des travaux et prestations fournis par leur avocate devant les juridictions internes et devant la Cour.
111. Le Gouvernement considère que ces demandes sont excessives.
112. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder 5 000 EUR à chacun des requérants, MM. Buldu, Görmez et Ölgün et 3 650 EUR à M. Umdu, tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
113. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef des requérants MM. Buldu, Ölgün et Umdu irrecevable et le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef du requérant M. Görmez à raison du défaut d’indépendance et d’impartialité du tribunal militaire qui a eu à connaître de sa cause ;
5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés des articles 5, 7 et 13 de la Convention, ainsi que de l’article 6 de la Convention pour autant que ce grief concerne l’équité de la procédure à l’encontre de M. Görmez ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 12 000 EUR (douze mille euros) à M. Buldu, 15 000 EUR (quinze mille euros) à M. Görmez, 7 000 EUR (sept mille euros) à M. Ölgün, 5 000 EUR (cinq mille euros) à M. Umdu, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros) à chacun des requérants, MM. Buldu, Görmez et Ölgün et 3 650 EUR (trois mille six cent cinquante euros) à M. Umdu, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par ceux-ci, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 juin 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith Guido Raimondi Greffier Président