EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE METODIEV ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 58088/08)
ARRÊT
STRASBOURG
15 juin 2017
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Metodiev et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente, Erik Møse, André Potocki, Yonko Grozev, Síofra O’Leary, Gabriele Kucsko-Stadlmayer, Lәtif Hüseynov, juges, et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58088/08) dirigée contre la République de Bulgarie et dont trente et un ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour le 20 octobre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me I. Gruykin, avocat à Sofia. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agentes, Mmes L. Gyurova et M. Kotseva, du ministère de la Justice.
3. Les requérants alléguaient en particulier que le refus des juridictions internes d’enregistrer une association en application de la loi sur les cultes constituait une restriction injustifiée et discriminatoire à leur droit à la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention.
4. Le 16 octobre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont de confession ahmadie, un mouvement religieux dérivé de l’islam sunnite, fondé au Pendjab vers la fin du 19e siècle par Mirza Ghulam Ahmad. Les noms et dates de naissance des requérants figurent en annexe.
6. Lors d’une assemblée générale tenue le 11 février 2007, dix personnes, dont neuf requérants (figurant dans la liste en annexe sous les numéros 1, 2, 7, 12, 13, 15, 20, 25 et 29), décidèrent de créer une nouvelle association cultuelle, dénommée Communauté musulmane Ahmadiyya, et d’établir son siège dans la ville de Sandanski. Les statuts de l’association furent adoptés et M. Rumen Metodiev (« le premier requérant ») en fut désigné président. Les vingt-deux autres requérants indiquent qu’ils sont devenus membres de l’association par la suite, à des dates qu’ils n’ont pas précisées.
7. Le 26 février 2007, le premier requérant déposa devant le tribunal de la ville de Sofia une demande d’enregistrement de la nouvelle association cultuelle en application de la loi sur les cultes. Il joignit à sa demande les statuts de l’association, qui, s’agissant des buts et des croyances de celle-ci, disposaient notamment :
Buts Article 4
« Les objectifs principaux de l’association sont (...) de diffuser le dogme de l’islam de la communauté musulmane Ahmadiyya, tel qu’interprété par Mirza Ghulam Ahmad de Qâdiyân, et de promouvoir l’étude comparative de la religion en guidant ses membres dans leur développement religieux, moral, intellectuel, social et physique (...) »
Définition des croyances et des rites du culte Article 6
« Le culte [ahmadi] est un mouvement religieux islamique, présent dans le monde entier et agissant sous la devise « Amour pour tous, haine pour personne » avec la foi et la conviction que :
– il existe un Dieu unique et que Syedna Hazrat Mohammed le Choisi est son envoyé sur terre ;
– l’enseignement de Mahomet, saint prophète de l’islam, prêche et diffuse la paix et la bénédiction sur chaque homme ;
– les anges, la résurrection, le jugement dernier, le paradis et l’enfer sont réels ;
– nous devons toujours nous soucier de Dieu, notre créateur, toujours préserver son souvenir dans nos cœurs et considérer ses créations avec amour, création, harmonie et tolérance ;
– tout vrai musulman qui connaît les préceptes de sa religion restera sincère et soumis au gouvernement sous lequel il vit en paix ;
[et avec pour objectifs : ]
– la diffusion des principes essentiels de paix et de compassion pour le bien de l’humanité ;
– le renouveau de la morale et des valeurs humaines ;
– la bienveillance envers les hommes sans considération de sexe, de religion et de race ;
– le rejet de la violence sous toutes ses formes, ainsi que de la « guerre sainte » ;
– le prêche de la pureté du cœur et de l’âme, la libération des cœurs humains du péché et de l’âme humaine des impuretés, le sacrifice pour le bien de l’humanité, l’aspiration à la justice. »
Article 7
« Le culte [ahmadi] suit les rites cultuels de l’islam orthodoxe, respecte et célèbre toutes les fêtes du Coran. »
8. Dans le cadre de la procédure d’enregistrement, le tribunal demanda un avis à la direction des cultes auprès du Conseil des ministres. Cette direction remit un rapport dans lequel elle constatait que, au lieu de définir les croyances des adeptes, les statuts de l’association cultuelle désignaient des buts et des activités caractéristiques des associations de droit commun. Elle y relevait ensuite que, si l’enregistrement sous le nom de « Communauté musulmane Ahmadiyya » devait être accepté par les juridictions, cela entraînerait celles-ci dans un débat théologique sur la question de savoir si les ahmadis relevaient ou non de la religion musulmane. Elle considérait par ailleurs que l’enregistrement aurait pour conséquence de créer un schisme au sein de la communauté musulmane et de diffuser un islam non traditionnel pour la Bulgarie. Au rapport étaient joints une brochure sur la mouvance ahmadie – publiée par le grand mufti du culte musulman bulgare (« le grand mufti ») –, ainsi qu’un rapport de la direction des cultes et un avis du grand mufti, datés de 2003, émis au sujet d’une demande d’enregistrement déposée à l’époque par une autre association de la mouvance ahmadie. Le rapport de la direction des cultes établi en 2003 exposait que les croyances des ahmadis mêlaient l’islam avec des éléments caractéristiques de l’hindouisme et de la religion chrétienne. Il résumait l’histoire du mouvement ahmadi et indiquait en particulier que celui-ci avait été déclaré « non musulman » par une loi au Pakistan et que ses adeptes avaient fait l’objet de poursuites pénales dans ce pays. Quant à l’avis du grand mufti, il expliquait que les ahmadis n’étaient pas des adeptes du Coran et que leur mouvement constituait une secte.
9. Par un jugement du 31 mai 2007, le tribunal de la ville de Sofia rejeta la demande d’enregistrement. Il constata, en reprenant les éléments contenus dans les rapports produits par la direction des cultes, que le mouvement ahmadi « se distinguait de la religion musulmane, notamment en ce que ce mouvement avait proclamé que son fondateur Ahmad était le messie » et en ce que celui-ci « interdisait à ses adeptes d’effectuer le pèlerinage à la Mecque, l’un des cinq piliers de l’islam ». Il nota que les ahmadis se caractérisaient par une grande intolérance religieuse, qu’ils refusaient la modernité, qu’ils étaient des adeptes de la polygamie et qu’ils étaient considérés comme une secte par les musulmans. Il releva par ailleurs que les statuts de l’association cultuelle ne spécifiaient pas ses croyances mais se bornaient à reproduire des objectifs et des activités mentionnés dans la loi sur les personnes morales à but non lucratif. Enfin, il considéra que l’enregistrement de cette association cultuelle était susceptible de provoquer un schisme au sein de la communauté musulmane de Bulgarie.
10. Le premier requérant interjeta appel de ce jugement au nom de l’association, dénonçant une atteinte à la liberté de religion. Il arguait notamment que la confession ahmadie était diffusée dans de nombreux pays dans le monde et qu’elle avait fait l’objet d’un enregistrement dans plusieurs pays européens.
11. Par un arrêt du 21 novembre 2007, la cour d’appel de Sofia confirma le jugement. Son arrêt indiquait en particulier ce qui suit :
« Les statuts n’exposent pas [quelle est] la perception et l’interprétation de l’islam de Mirza Ghulam Ahmad, laquelle est censée être à la base du culte. (...) Hormis l’indication que le mouvement se définit comme musulman, par la foi en un dieu unique et en son prophète Mahomet, les statuts de l’association demanderesse ne précisent pas les croyances et rites spécifiques qui la définissent en tant que culte indépendant et séparé dans le cadre de l’islam orthodoxe. En l’absence de description claire et précise des croyances du culte dans les statuts [de l’association demanderesse], la cour d’appel n’a pas à commenter les éléments, contenus dans les rapports d’expert, indiquant que les croyances et les rites des ahmadis ne permettent pas de les définir comme un culte musulman. Il convient de noter à cet égard que les statuts ne précisent pas la relation du nouveau culte avec les autres religions et, en particulier, avec les musulmans ayant une interprétation différente de l’islam. Cette dernière exigence (...) a trait au rôle de l’État, qui est d’encourager le pluralisme en prenant des mesures pour maintenir le dialogue entre des groupes religieux en opposition. »
12. La cour d’appel conclut que les statuts de l’association cultuelle demanderesse n’indiquaient pas de manière suffisamment précise et complète les croyances et les rites de celle-ci et que, dès lors, ils ne répondaient pas aux exigences de l’article 17, point 2, de la loi sur les cultes. Elle considéra en outre que les irrégularités constatées dans les statuts de l’association ne pouvaient pas être corrigées par une note de son président, car cela nécessiterait des décisions relevant de l’assemblée générale de l’association.
13. Le 29 avril 2008, la Cour suprême de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par l’association. Elle confirma les motifs exposés par la cour d’appel et elle rappela que l’exigence de l’article 17, point 2, de la loi sur les cultes, selon laquelle les croyances et les rites de l’association cultuelle dont l’enregistrement était demandé devaient être exposés de manière précise, visait à distinguer clairement les différents cultes et à éviter des confrontations entre les communautés religieuses, et ainsi à garantir pleinement le droit à la liberté de religion protégé par la Constitution. La haute juridiction précisa que le refus d’enregistrement était uniquement motivé par le non-respect de cette exigence légale et que, pour cette raison, il n’y avait pas lieu de commenter les rapports d’expert concernant les croyances des ahmadis ou les documents attestant de l’enregistrement d’associations similaires dans d’autres pays d’Europe.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
14. La loi sur les cultes (закон за вероизповеданията), entrée en vigueur le 1er janvier 2003, proclame la liberté de religion, la liberté et l’égalité des cultes, et la séparation des institutions religieuses et de l’État. Selon l’article 4 de cette loi, il ne peut y avoir ingérence de l’État dans l’organisation interne des communautés ou des institutions religieuses. Selon l’article 7 de la loi, la liberté de religion ne peut être dirigée à l’encontre de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé publique et de la morale ou contre les droits et libertés d’autrui.
15. Selon l’article 6 de la loi, la liberté de religion inclut, parmi d’autres droits, celui de créer et de maintenir des communautés et des institutions religieuses dotées d’une structure et d’un mode de représentation que les adeptes jugent appropriés à leur culte. Une communauté religieuse, définie par la loi comme l’association libre de personnes physiques en vue de l’exercice d’un culte, peut acquérir la personnalité juridique si elle a été enregistrée selon les modalités prévues aux articles 14 et suivants de la loi. L’enregistrement est effectué par le tribunal de la ville de Sofia dans le cadre d’une procédure judiciaire gracieuse. En vertu de l’article 16 de la loi, dans le cadre de la procédure d’enregistrement, le tribunal peut demander un avis à la direction des cultes auprès du Conseil des ministres.
16. L’article 17 de la loi dispose :
« Les statuts d’une association cultuelle doivent impérativement contenir [les informations suivantes] :
1. le nom et le siège de l’association ;
2. un exposé des croyances et des rites du culte ;
3. une description de la structure et des organes dirigeants de l’association ; (...)
5. le nom des personnes qui ont qualité pour la représenter (...) ; (...)
7. un descriptif de son patrimoine et de ses moyens de financement ; (...) »
17. Selon l’article 9 de la loi, chaque association cultuelle se caractérise par son nom et par les croyances des personnes physiques qui composent sa communauté religieuse. L’article 15, alinéa 2, dispose qu’il ne peut y avoir plus d’une association cultuelle dotée de la personnalité juridique portant le même nom et ayant le même siège. D’après la jurisprudence de la Cour de cassation et de la cour d’appel de Sofia, cette disposition ne permet l’enregistrement d’une nouvelle association cultuelle que si elle se distingue de celles déjà enregistrées par son nom, par son siège, mais aussi par sa doctrine religieuse (реш. № 285 от 29.04.2008 г. по т. д. № 811/2007, ВКС ; реш. № 1114 от 4.07.2011 г. по ф. д. № 513/2011, АС София ; опр. № 464 от 15.07.2014 г. по т. д. № 3897/2013, ВКС ; реш. № 1447 от 8.07.2013 г. по ф. д. № 183/2013, АС София). Concernant plus particulièrement le caractère distinctif du nom, il ressort de la jurisprudence que de légères différences dans les mots composant le nom, ou dans l’ordre des mots, ne suffisent pas à considérer que le nom de l’association cultuelle est différent (опр. № 263 от 20.03.2013 г. по т. д. № 443/2012, ВКС ; реш. № 633 от 23.04.2012 г. по ф. д. № 1142/2012, АС София ; реш. № 677 от 29.04.2011 г. по ф. д. № 542/2011, АС София). Dans une décision récente de la cour d’appel de Sofia du 6 décembre 2016, l’accent est mis sur le fait que l’objectif de cette exigence est d’éviter un risque de confusion entre les différents cultes auprès du public (реш. № 2307 от 6.12.2016 г. по ф. д. № 5164/2016, АС София).
18. Selon les informations publiquement accessibles sur internet, en 2008, une centaine d’associations cultuelles avaient été enregistrées en application de la loi. Les juridictions ont parfois admis l’inscription d’associations cultuelles ayant des noms assez similaires ; ainsi, par exemple, trois Églises presbytériennes, onze Églises baptistes et trois Églises luthériennes ont été enregistrées. En revanche, les juridictions ont refusé l’enregistrement de plusieurs associations cultuelles se revendiquant de la religion orthodoxe au motif que, par leurs noms et leurs croyances, elles ne se distinguaient pas suffisamment de l’Église orthodoxe bulgare. Ainsi ont été refusés pour de tels motifs l’enregistrement d’une Église orthodoxe d’orient (реш. № 1114 от 4.07.2011 г. по ф. д. № 513/2011, АС София), l’enregistrement d’une Église orthodoxe indépendante (опр. № 464 от 15.07.2014 г. по т. д. № 3897/2013, ВКС ; реш. № 1447 от 8.07.2013 г. по ф. д. № 183/2013, АС София), l’enregistrement d’une Église orthodoxe vieille-calendariste (опр. № 263 от 20.03.2013 г. по т. д. № 443/2012, ВКС ; реш. № 633 от 23.04.2012 г. по ф. д. № 1142/2012, АС София) et l’enregistrement d’une Église orthodoxe chrétienne (реш. № 2307 от 6.12.2016 г. по ф. д. № 5164/2016, АС София).
19. Les institutions religieuses enregistrées en application de la loi sur les cultes sont dotées de la personnalité juridique et peuvent avoir un patrimoine (article 21 de la loi). Elles peuvent créer des établissements hospitaliers, sociaux ou éducatifs (article 30). L’État peut les assister dans l’accomplissement de leurs activités par le biais de mesures d’ordre fiscal, financier ou autre (article 25).
20. Par ailleurs, la loi sur les personnes morales à but non lucratif (закон за юридическите лица с нестопанска цел), qui régit la constitution et le fonctionnement de telles personnes morales, dispose que le régime des organisations qui ont pour objet des activités politiques, syndicales ou propres à un culte est réglementé par des lois séparées (paragraphe 2 des dispositions transitoires et finales de la loi). Les tribunaux peuvent refuser l’inscription d’une association sur le fondement de cette loi au motif que, par son activité, elle relève d’un régime spécifique (voir, au sujet d’une association cultuelle, опр. № 183 от 10.04.2003 г. по гр. д. № 213/2003, АС Пловдив).
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ
21. Les requérants soutiennent que le refus des juridictions internes d’enregistrer leur association en application de la loi sur les cultes constitue une restriction injustifiée et discriminatoire à leur droit à la liberté de religion.
22. Le Gouvernement soutient à titre préliminaire que les requérants ne peuvent se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, de la violation alléguée, dans la mesure où le refus d’enregistrement de l’association cultuelle Communauté musulmane Ahmadiyya en application de la loi sur les cultes n’entraverait en rien leur liberté de religion. Selon le Gouvernement, cela est en particulier le cas des vingt-deux requérants qui ne figurent pas parmi les membres fondateurs de l’association cultuelle en question (paragraphe 6 ci-dessus).
23. Les requérants répliquent que, en tant qu’adeptes du culte pratiqué par l’association dont l’enregistrement a été refusé, ils ont tous subi des restrictions liées à ce refus et à l’image négative de leur culte qui est véhiculée par les décisions des tribunaux.
24. La Cour rappelle avoir déjà considéré que le refus des autorités de reconnaître une communauté religieuse en tant qu’Église ou de lui octroyer la personnalité morale affecte le droit à la liberté de religion de la communauté elle-même mais aussi celui des individus dont elle est composée (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 105, CEDH 2001‑XII, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 79, 31 juillet 2008, et Les témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, no 302/02, § 101, 10 juin 2010). En l’espèce, s’il est vrai que seulement neuf des requérants figuraient parmi les membres fondateurs de l’association cultuelle dont l’enregistrement a été sollicité, il n’a pas été contesté que l’ensemble des requérants faisaient partie de la communauté Ahmadiyya en Bulgarie. La Cour considère dès lors que, en tant que membres de cette communauté, les requérants peuvent tous se prétendre victimes des violations alléguées relativement au refus d’enregistrement de leur association cultuelle. Il convient donc de rejeter l’exception du Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime des requérants.
25. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
26. Les requérants allèguent que le refus des juridictions d’enregistrer leur association cultuelle en application de la loi sur les cultes a porté atteinte à leur droit à la liberté de religion tel que prévu par l’article 9 de la Convention. Ils invoquent également le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention. La Cour estime qu’il convient d’examiner les griefs ainsi formulés sous l’angle de l’article 9 de la Convention qui, selon sa jurisprudence concernant des griefs similaires, doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 62, CEDH 2000-XI, et Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 61). Les articles 9 et 11 de la Convention disposent :
Article 9
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 11
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
27. Le Gouvernement soutient que le refus d’enregistrement de l’association cultuelle des requérants n’a pas emporté violation de leur droit à la liberté de religion. Il indique que les juridictions compétentes se sont prononcées à l’issue d’une procédure équitable, après avoir entendu les requérants et les avis de la direction des cultes et du grand mufti, et qu’elles ont rendu des décisions dûment motivées. Il explique que l’article 17, point 2, de la loi sur les cultes exige que les statuts d’une association cultuelle contiennent un exposé des croyances et des rites du culte, dans l’objectif de distinguer clairement les différents cultes et d’éviter une confrontation entre communautés religieuses. Selon le Gouvernement, cette exigence poursuit un objectif légitime de protection des droits et libertés d’autrui, en l’occurrence ceux des cultes existant dans le cadre de la loi et ceux de tous les citoyens.
28. Le Gouvernement ajoute que, selon les avis produits par les institutions susmentionnées, « l’enregistrement éventuel de ce culte aurait pour effet de créer et d’institutionnaliser un schisme au sein de la communauté musulmane », « ce mouvement s’inscrit hors des limites de l’islam orthodoxe » et il est considéré comme une hérésie par la communauté des musulmans.
29. Enfin, il avance que l’absence d’enregistrement de l’association en application de la loi sur les cultes ne constitue un obstacle ni en droit ni en fait à la tenue de rassemblements ou à toute autre forme d’exercice de leur culte par les requérants.
2. Les requérants
30. Les requérants soutiennent que le refus d’enregistrement de leur association cultuelle constitue une ingérence injustifiée dans l’exercice de leur liberté de religion et qu’il emporte violation de l’article 9 de la Convention. Ils dénoncent en particulier le formalisme excessif des juridictions, qui auraient interprété la loi sur les cultes en ajoutant des conditions inexistantes dans ce texte, telles que l’indication de la relation entre la nouvelle association cultuelle et les autres religions, la description de la doctrine religieuse ou l’obtention de l’approbation de la confession musulmane dominante.
31. Les requérants considèrent par ailleurs que le refus d’enregistrement de leur association cultuelle ne poursuivait pas un but légitime au sens de l’article 9 § 2 de la Convention. Ils estiment en particulier que l’objectif de maintenir une unité supposée des musulmans bulgares et de protéger ainsi le courant majoritaire jugé « orthodoxe » par rapport aux autres courants ne constitue pas un but légitime, et méconnaît l’obligation de l’État de rester neutre et de garantir le pluralisme religieux.
B. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
32. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et, plus récemment, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, §§ 103‑104, CEDH 2016).
33. Les communautés religieuses existant traditionnellement sous la forme de structures organisées, lorsque l’organisation de l’une d’entre elles est en cause, l’article 9 doit s’interpréter à la lumière de l’article 11 de la Convention, qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. L’autonomie des communautés religieuses est en effet indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte par l’article 9 de la Convention (Hassan et Tchaouch, § 62, et Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, §§ 60-61, précités).
34. La Cour rappelle en outre que la possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de toute signification. Elle a constamment déclaré que le refus des autorités internes d’accorder la personnalité juridique à une association de personnes privées s’analysait en une ingérence dans l’exercice du droit de celles-ci à la liberté d’association (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, §§ 31 et suiv., Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 52 et suiv., CEDH 2004-I). S’agissant en particulier de l’organisation d’une communauté religieuse, le refus de reconnaître une telle communauté en tant qu’Église ou de lui octroyer la personnalité morale a également été considéré comme une ingérence dans le droit à la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 105, CEDH 2001‑XII, Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, § 74, CEDH 2006-XI, et Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 66).
35. La liberté d’association, notamment celle des communautés religieuses, n’est toutefois pas absolue, et les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation. Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention et sous réserve du contrôle des organes de celle-ci. En conséquence, les exceptions visées à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Gorzelik et autres, précité, §§ 94-96, et Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, §§ 78-80, CEDH 2014 (extraits)).
2. Application de ces principes en l’espèce
a) Sur l’existence d’une ingérence
36. Pour déterminer s’il y a eu, dans un cas donné, ingérence dans l’exercice des droits garantis par les articles 9 et 11 de la Convention, la Cour doit tenir compte des répercussions de la mesure litigieuse sur l’exercice de ces droits par le requérant, en prenant notamment en considération l’importance du droit des communautés religieuses à l’autonomie (İzzettin Doğan et autres, précité, § 94, et les affaires qui y sont citées). En l’espèce, comme le fait remarquer le Gouvernement, le refus d’enregistrement de la nouvelle association n’a pas empêché les requérants d’effectuer des rassemblements ou de pratiquer des rites religieux. La Cour observe cependant que, en l’absence d’enregistrement par le tribunal, l’association cultuelle ne pouvait acquérir la personnalité juridique et exercer en son nom les droits associés à un tel statut, notamment le droit de posséder ou de louer des biens, de détenir des comptes bancaires ou d’ester en justice, qui sont pourtant essentiels pour l’exercice du droit de manifester sa religion (Kimlya et autres c. Russie, nos 76836/01 et 32782/03, § 85, CEDH 2009). La Cour relève à cet égard que le droit bulgare ne permet pas à une association cultuelle d’acquérir la personnalité juridique par un biais autre que l’enregistrement en application de la loi sur les cultes, la possibilité de créer une association relevant du régime général ne lui étant en principe pas ouverte (paragraphe 20 ci-dessus).
37. Eu égard à ces circonstances, la Cour considère que le refus d’enregistrement de l’association cultuelle formée par les requérants en application de la loi sur les cultes constitue une ingérence dans l’exercice des droits qui leur sont garantis par l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de l’article 11.
b) Sur la justification de l’ingérence
38. Pour déterminer si l’ingérence dénoncée a emporté violation de la Convention, la Cour doit rechercher si elle a satisfait aux exigences des seconds paragraphes des articles 9 et 11, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime visé par cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique ».
39. En ce qui concerne la légalité de l’ingérence, la Cour note que, pour refuser l’enregistrement de l’association sollicité par les requérants, les juridictions internes se sont fondées sur les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi sur les cultes, et que l’interprétation qu’elles en ont faite apparaît conforme à la jurisprudence dominante en la matière (paragraphes 16-18 ci-dessus). La Cour estime dès lors que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ».
40. Quant aux buts poursuivis par cette mesure, la Cour prend en considération les motifs retenus par les juridictions internes et les arguments avancés par le Gouvernement, selon lesquels l’article 17, point 2, de la loi sur les cultes – sur lequel était fondé le refus d’enregistrement litigieux – visait à ce que les statuts d’une association cultuelle définissent clairement les croyances et les rites du culte, dans l’objectif de permettre au public de distinguer les différents cultes et d’éviter la confrontation entre les communautés religieuses. Elle estime donc que l’ingérence poursuivait des objectifs légitimes tendant à la protection de l’ordre et des droits et libertés d’autrui. Reste à savoir si cette ingérence peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite de tels objectifs.
41. La Cour relève à cet égard que les motifs retenus ont quelque peu varié selon les juridictions. Le tribunal de première instance a considéré que la mouvance ahmadie était perçue comme une secte par les musulmans, qu’elle prônait l’intolérance religieuse et que l’enregistrement de l’association en cause en application de la loi sur les cultes pouvait provoquer un schisme au sein de la communauté musulmane bulgare. Ces motifs n’ont cependant pas été repris par les juridictions supérieures, qui ont expressément indiqué qu’elles n’avaient pas à se prononcer sur ces questions. La cour d’appel a refusé l’enregistrement de l’association cultuelle au motif que ses statuts n’indiquaient pas de manière suffisamment précise ses croyances et ses rites. Elle a également retenu un motif complémentaire, à savoir que les statuts ne précisaient pas la relation du culte ahmadi avec les religions existantes et, en particulier, avec le culte musulman prédominant en Bulgarie. La Cour suprême de cassation a, quant à elle, retenu pour seul motif l’absence d’une indication suffisamment précise et complète des croyances et des rites du culte ahmadi dans les statuts de l’association. Elle en a déduit que ces statuts ne répondaient pas aux exigences de l’article 17, point 2, de la loi sur les cultes, lesquelles visaient à distinguer les différents cultes et à éviter des confrontations entre les communautés religieuses. La Cour examinera donc si ce motif était pertinent et suffisant pour justifier le refus d’enregistrement. Elle n’a pas en principe à tenir compte des motifs invoqués par les juridictions de niveau inférieur, même si de tels motifs peuvent éventuellement être pris en considération dans l’appréciation du contexte général de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 80, 18 octobre 2011).
42. La Cour a déjà eu l’occasion de dire que le fait d’exiger d’une association cultuelle cherchant à acquérir le statut d’Église qu’elle fournisse des documents exposant les principes fondamentaux de sa religion, afin de déterminer l’authenticité de l’organisation et de vérifier si cette religion ne constituait pas un danger pour la société démocratique, pouvait passer pour justifié (Cârmuirea Spirituală a Musulmanilor din Republica Moldova c. Moldova (déc.), no 12282/02, 14 juin 2005, et Lajda et autres c. République tchèque (déc.), no 20984/05, 3 mars 2009). La Cour relève cependant que la présente cause se distingue des affaires précitées en ce que, en l’espèce, les juridictions ont considéré que l’exposé des croyances dans les statuts de l’association était insuffisant, non pas pour juger de l’authenticité de l’organisation ou de la compatibilité de ses activités avec la loi, mais pour permettre de distinguer le culte de la nouvelle association de ceux préexistants, en particulier du culte musulman dominant en Bulgarie.
43. La Cour considère à cet égard que, s’il peut être en principe légitime pour les autorités de veiller à ce qu’une association cultuelle qui demande son enregistrement puisse être distinguée des associations préexistantes afin de ne pas induire le public en erreur, pareille exigence ne doit pas restreindre l’exercice du droit à la liberté de religion et d’association de manière disproportionnée.
44. En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que le nom de l’association cultuelle des requérants précisait clairement que celle-ci appartenait à la communauté Ahmadiyya. Cette circonstance n’a pas été remise en cause par les juridictions, qui n’ont à aucun moment indiqué que le nom de cette association cultuelle pouvait prêter à confusion. En ce qui concerne les statuts de l’association, ils spécifiaient également que le culte appartenait à la mouvance ahmadie de l’islam, présente dans le monde entier, et ils exposaient les croyances et les valeurs fondamentales de ses adeptes (paragraphe 7 ci-dessus). Pour autant que les juridictions internes ont considéré que cette description était insuffisante, la Cour note que la loi sur les cultes ne contient pas de dispositions spécifiques indiquant quel degré de précision doit revêtir pareille description et quelles informations spécifiques doivent figurer dans l’« exposé des croyances et des rites du culte » requis par son article 17. Il n’existe pas non plus, à la connaissance de la Cour, d’autre réglementation ou de lignes directrices qui auraient été accessibles aux requérants et qui auraient été susceptibles de les guider dans leur démarche. Il n’était donc pas aisé pour les requérants de mettre les statuts de l’association en conformité avec l’exigence de précision demandée par les juridictions internes. En outre, contrairement à la situation dans les affaires Cârmuirea Spirituală a Musulmanilor din Republica Moldova et Lajda et autres précitées, dans lesquelles les requérants avaient refusé de fournir les documents et les informations demandés par les autorités internes, les requérants ne se sont pas vu, en l’espèce, offrir la possibilité de remédier à la lacune constatée en fournissant des informations complémentaires aux juridictions compétentes. Ces dernières ont même expressément indiqué que cela n’était pas possible puisque l’exposé des croyances devait figurer dans les statuts et que la modification de ceux-ci exigeait la tenue d’une nouvelle assemblée générale de l’association.
45. La Cour réitère que le fait d’exiger d’une association cultuelle qui demande son enregistrement qu’elle se distingue des associations préexistantes apparaît en principe légitime compte tenu de la nécessité de ne pas créer une confusion aux yeux du public. L’interdiction d’admettre deux associations cultuelles portant le même nom et ayant le même siège est d’ailleurs expressément visée à l’article 15, alinéa 2, de la loi bulgare sur les cultes (paragraphe 17 ci-dessus). Toutefois, l’approche adoptée en l’espèce par la Cour suprême de cassation pose comme condition à l’enregistrement de l’association cultuelle qu’elle démontre que les croyances partagées par ses adeptes se distinguent de celles des cultes déjà enregistrés et, en particulier, du culte musulman dominant. Une telle approche, strictement appliquée comme c’est le cas en l’espèce, conduirait en pratique à refuser l’enregistrement de toute nouvelle association cultuelle qui aurait la même doctrine qu’un culte déjà existant. Eu égard à l’impossibilité, en droit bulgare, pour une association ayant des activités cultuelles, d’obtenir la personnalité juridique d’une autre manière (paragraphe 20 ci-dessus), cette position de la haute juridiction pourrait avoir pour conséquences de ne permettre l’existence que d’une seule association cultuelle par courant religieux et d’imposer aux croyants de se tourner vers celle-ci. De surcroît, l’appréciation du caractère identique ou non des croyances relèverait des juridictions et non des communautés religieuses elles-mêmes.
46. Pareille approche paraît difficilement conciliable avec la liberté de religion garantie par l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de la liberté d’association que garantit l’article 11. La Cour rappelle en effet que, selon sa jurisprudence, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut en principe que l’État apprécie la légitimité des croyances religieuses ou les modalités d’expression de celles-ci, et ce même dans un souci de préserver l’unité au sein d’une communauté religieuse. Dans une société démocratique, l’État n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses soient ou demeurent placées sous une direction unique. Même lorsqu’une telle communauté est divisée, l’État a le devoir de rester neutre et impartial, et il ne doit pas prendre des mesures qui favoriseraient un dirigeant plutôt qu’un autre ou qui viseraient à contraindre une communauté religieuse, contre ses propres souhaits, à se placer sous une direction unique. Le rôle des autorités dans un tel cas consisterait non pas à prendre des mesures susceptibles de privilégier un courant au détriment des autres ni à enrayer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais à s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (Hassan et Tchaouch, § 78, Église métropolitaine de Bessarabie et autres, § 117, et İzzettin Doğan et autres, § 108, tous précités).
47. Eu égard à l’ensemble des arguments qui précèdent, la Cour estime que le défaut allégué de précision de la description des croyances et des rites de l’association cultuelle dans les statuts de celle-ci n’était pas de nature à justifier le refus d’enregistrement litigieux qui, dès lors, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite des objectifs évoqués par le Gouvernement.
48. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de l’article 11.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
49. Les requérants considèrent que le refus d’enregistrement de leur association cultuelle démontre de la part des juridictions bulgares une attitude discriminatoire envers les nouvelles associations religieuses au profit des cultes déjà établis. Ils invoquent l’article 14 de la Convention, qui est libellé comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
50. Le Gouvernement affirme que le refus d’enregistrement était en l’espèce fondé sur les dispositions de la loi sur les cultes, qui sont précises et qui ont été appliquées de manière identique par les juridictions internes dans des cas similaires. Il considère que leur application en l’espèce ne révèle aucune discrimination à l’égard des requérants.
51. La Cour observe que ce grief se rapporte aux mêmes faits que celui tiré de l’article 9 de la Convention. Dans les circonstances de l’espèce, elle considère que l’inégalité de traitement dont les requérants se disent victimes a été suffisamment prise en compte dans le cadre de l’examen de l’article 9 de la Convention, qui a abouti au constat de violation de cette disposition (paragraphes 43-48 ci-dessus). Dès lors, elle estime qu’il n’y a pas lieu de procéder à un examen séparé des mêmes faits sous l’angle de l’article 14 de la Convention (Branche de Moscou de l’Armée du Salut, précité, § 101, et Église de scientologie de Moscou c. Russie, no 18147/02, § 101, 5 avril 2007).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
52. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
53. Les requérants réclament chacun 4 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi, soit 128 000 EUR au total.
54. Le Gouvernement soutient que ces prétentions sont infondées et, en tout état de cause, excessives dans les circonstances de la présente cause.
55. La Cour rappelle que, dans de précédentes affaires concernant le refus d’enregistrement d’une association cultuelle, elle a alloué une somme au titre du préjudice moral aux requérants personnes physiques qui étaient des chefs religieux ou faisaient partie des organes dirigeants de l’organisation en cause (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, §§ 9 et 145, et Kimlya et autres, §§ 6, 7 et 108, précités). Dans d’autres affaires similaires portant sur une ingérence de l’État dans l’organisation interne d’une communauté religieuse, elle a considéré, au sujet des requérants qui n’étaient pas des responsables religieux mais des adeptes du culte (Saint-Synode de l’Église orthodoxe bulgare (métropolite Innocent) et autres c. Bulgarie (satisfaction équitable), nos 412/03 et 35677/04, §§ 43‑45, 16 septembre 2010) ou un employé de l’organisation cultuelle (Hassan et Tchaouch, précité, § 121), que le constat de violation de la Convention constituait une réparation suffisante.
56. Elle considère que la même approche est applicable en l’espèce. Elle considère donc qu’il y a lieu d’octroyer au premier requérant, qui était le président de l’association cultuelle dont l’enregistrement a été refusé, 4 000 EUR au titre du préjudice moral. Pour ce qui est des autres requérants, qui étaient des membres de l’association ou des adeptes du culte, elle considère que le constat de violation de la Convention établi dans le présent arrêt fournit une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
57. Les requérants demandent également 6 000 EUR en remboursement des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant la Cour au titre des honoraires versés à leur avocat. Ils produisent des extraits bancaires attestant du paiement desdits honoraires par Ahmadiyya Muslim Jamaat, une société religieuse basée en Allemagne.
58. Le Gouvernement indique que les extraits bancaires produits n’attestent pas que les montants transférés par une organisation tierce l’ont été en lien avec l’affaire des requérants. Il estime que les prétentions des requérants sont en tout état de cause excessives et ne correspondent pas aux honoraires habituellement pratiqués en Bulgarie.
59. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur taux (Dudgeon c. Royaume-Uni (ancien article 50), 24 février 1983, § 20, série A no 59). En l’espèce, la Cour relève que les honoraires dont le remboursement est réclamé ont été réglés par un tiers à la présente procédure et que rien n’indique que les requérants en aient supporté la charge ou en soient redevables. Dès lors, la Cour estime que ces frais n’ont pas été réellement exposés par les requérants, ce pourquoi elle rejette la demande (Dudgeon, précité, § 22, et Voskuil c. Pays-Bas, no 64752/01, § 92, 22 novembre 2007).
C. Intérêts moratoires
60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention, interprété à la lumière de l’article 11 ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au premier requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 4 000 EUR (quatre mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les autres requérants ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan BlaškoAngelika Nußberger Greffier adjointPrésidente
ANNEXE
Liste des requérants
Rumen Dimitrov METODIEV né en 1956, résidant à Petrich Zia Uddin AHMAD née en 1987, résidant à Blagoevgrad Milcho Kirilov ARGIROV né en 1958, résidant à Sandanski Pavel Kirilov ASENOV né en 1977, résidant à Dzhigurovo Tanyo Aleksandrov ATANASOV né en 1961, résidant à Dupnitsa Frosina Slavchova ATANASOVA né en 1968, résidant à Dupnitsa Elvis Karimanov DEMIROV né en 1974, résidant à Blagoevgrad Ana Iliyanova DIMITROVA née en 1987, résidant à Sandanski Emilia Dimitrova DZHALEVA née en 1955, résidant à Blagoevgrad Kamelia Stoyanova DZHEVIZOVA née en 1945, résidant à Petrich Dimitar Emilov FILIPOV né en 1979, résidant à Sandanski Emil Andreev FILIPOV né en 1960, résidant à Sandanski Emilia Pavlova FILIPOVA née en 1960, résidant à Sandanski Siyka Metodieva GALINOVA née en 1974, résidant à Blagoevgrad Sofia Ilieva GALINOVA née en 1952, résidant à Blagoevgrad Nadka Ognyanova ILIEVA née en 1976, résidant à Blagoevgrad Kamelia Dimitrova KALCHEVA née en 1982, résidant à Dzhigurovo Oleg Georgiev KAMBUROV né en 1972, résidant à Blagoevgrad Ognyan Metodiev KIRILOV né en 1967, résidant à Petrich Ivan Ognyanov METODIEV né en 1966, résidant à Sandanski Ognyan Ivanov METODIEV né en 1988, résidant à Sandanski Radoslava Andreeva METODIEVA née en 1967, résidant à Sandanski Ruzha Simeonova METODIEVA née en 1960, résidant à Petrich Simeon Angelov MIHAYLOV né en 1950, résidant à Sandanski Ivaylo Mihaylov MISHEV né en 1968, résidant à Sandanski Svetlana Andreeva MUTAVCHIEVA née en 1965, résidant à Sandanski Azher Kyamilova PASHIEVA née en 1972, résidant à Dzhigurovo Ilia Marinov PETROV né en 1939, résidant à Sandanski Kamelia Iliyanova SHESTAKOVA née en 1975, résidant à Sandanski Emil Sergeev SIMEONOV né en 1971, résidant à Blagoevgrad Albena Aleksandrova SIMEONOVA née en 1973, résidant à Blagoevgrad