EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DAKIR c. BELGIQUE
(Requête no 4619/12)
ARRÊT
STRASBOURG
11 juillet 2017
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dakir c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président, Julia Laffranque, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić, Paul Lemmens, Valeriu Griţco, Stéphanie Mourou-Vikström, juges, et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 juin 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4619/12) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Fouzia Dakir (« la requérante »), a saisi la Cour le 22 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me I. Wouters, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.
3. La requérante se plaint du fait que l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage la prive de la possibilité de revêtir le voile intégral. Elle dénonce une violation des articles 8, 9 et 10 de la Convention pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention. Elle allègue également ne pas avoir disposé d’un recours effectif devant le Conseil d’État (articles 6 § 1 et 13 de la Convention).
4. Le 9 juillet 2015, les griefs précités ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
5. L’organisation non-gouvernementale Liberty et le Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand se sont vus accorder l’autorisation d’intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. La requérante est née en 1977 et réside à Dison.
7. La requérante, qui se déclare de confession musulmane, indique avoir pris, de sa propre initiative, la décision de porter le niqab – voile couvrant le visage à l’exception des yeux – afin d’être en accord avec ses convictions religieuses. Elle précise avoir pris la décision de porter le voile intégral à l’âge de seize ans. Elle explique que ce choix fut accepté par son entourage familial et social et par son mari. Elle souligne également qu’elle a toujours accepté de retirer son voile pour des raisons d’identification auprès des autorités, notamment lors de la délivrance de sa carte d’identité.
8. Le 18 février 2008, le collège de police de la zone de Vesdre fit une proposition d’adaptation du règlement zonal de police, concernant la problématique du port de la burqa sur la voie publique et dans les lieux publics en ces termes :
« CONTEXTE
Quelques cas de port de la burqa (port d’un long voile foncé qui couvre complètement la tête et le corps de la femme musulmane cachant la plus grande partie du visage) sont constatés à Verviers, sur la voie publique et dans divers lieux publics. Ces agissements semblent choquer voire insécuriser la population. Diverses sources confirment cette information comme par exemple les représentants de la Commission consultative communale des femmes et ainsi que nos policiers de terrain. Il est nécessaire de préciser qu’il ne s’agit pas de port du foulard ou du voile qui laisse voir le visage comme le porte la grande majorité des femmes de la communauté musulmane sur le territoire de notre Zone de Police.
BASES LÉGALES ACTUELLES
Aucune base légale n’existe actuellement, un projet de loi aurait été déposé visant à insérer dans le code pénal un article interdisant à toute personne de se présenter sur l’espace public le visage masqué.
Notre Règlement Zonal de Police précise dans son article 113 que :
« (...) [Sauf autorisation du Bourgmestre, le port du masque et l’emploi d’un stratagème quelconque dissimulant l’identité des personnes sont interdits en tous temps, dans toute réunion et tout lieu public, ainsi que sur la voie publique.
Lorsque l’autorisation est accordée, l’identité complète des personnes masquées devra être communiquée préalablement à la tenue de la manifestation au Bourgmestre compétent. [...]
Cet article du Règlement Zonal ne nous paraît pas suffisant pour interdire et lutter efficacement contre ce phénomène, vu qu’il ne s’agit pas du port d’un masque ni d’un stratagème, mais bien d’une pratique et d’une attitude qui découle d’une pratique religieuse. »
9. Invité par le président de la zone de police à donner son avis sur cette proposition, le procureur du Roi de Verviers fit savoir, le 18 mars 2008, qu’il n’avait pas d’observation à formuler.
10. Les conseils communaux des trois communes faisant partie de la zone de police, c’est-à-dire ceux de Pepinster le 23 juin 2008, de Dison le 26 juin 2008 et de Verviers le 30 juin 2008, adoptèrent les dispositions suivantes des règlements coordonnés de la zone de police de Vesdre, dispositions qui étaient par ailleurs différentes de la proposition initiale :
« Article 113. Sauf autorisation du Bourgmestre, le port du masque et l’emploi d’un stratagème quelconque de nature à dissimuler l’identité des personnes sont interdits en tout temps, dans toute réunion et tout lieu publics ainsi que sur la voie publique.
Lorsque l’autorisation est accordée, l’identité complète des personnes masquées devra être communiquée préalablement à la tenue de la manifestation au Bourgmestre compétent.
Article 113bis. Le port d’une tenue vestimentaire dissimulant le visage des personnes est interdit en tout temps et dans tout lieu public.
Par contre, le port d’un casque, cagoule ou autre couvre-chef est autorisé lorsqu’il s’inscrit dans le cadre des législations relatives à la sécurité des travailleurs, ou autres.
Article 113ter. Sauf autorisation du Bourgmestre, l’usage de confettis et/ou de serpentins est interdit sur la voie publique. »
11. Le 29 août 2008, la requérante introduisit devant le Conseil d’État une requête en annulation de l’article 113bis. Elle soutenait que l’acte attaqué visait expressément le voile islamique qu’elle portait et que l’interdiction qui en résultait était constitutive d’une ingérence dans ses droits garantis par les articles 8, 9 et 10 de la Convention et constituait une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention. Elle estimait que cette ingérence ne poursuivait pas un but légitime dans la mesure où le principe de laïcité n’était pas un principe constitutionnel et que partant le port du voile ne pouvait être interdit de manière générale. En tout état de cause, à supposer que le but puisse être considéré comme étant légitime, la requérante soutenait que les moyens étaient disproportionnés en l’absence de trouble ou de menace de trouble à l’ordre public et donc de besoin social impérieux. Dans leur mémoire en réponse du 18 avril 2011, les trois communes mises en cause firent valoir que l’acte attaqué visait à garantir la sécurité publique et non à règlementer ou à limiter l’exercice d’un quelconque culte.
12. L’auditeur au Conseil d’État rendit un rapport circonstancié de 26 pages dans lequel il concluait qu’à son avis le moyen précité de la requérante était fondé, la sécurité publique ne pouvant fonder une interdiction du voile intégral en tout lieu en général ouvert au public, aucun trouble spécifique ne lui étant associé en tant que tel.
13. Par un arrêt no 213.849 du 15 juin 2011, le Conseil d’État, sur l’avis contraire de l’auditeur, rejeta le recours en annulation en ces termes :
« Considérant que la requérante entend porter librement, en public, le “niqab”, vêtement “lui voilant le visage” ;
Considérant, d’office, que l’ancien article 113 du règlement zonal de police interdisait, sauf autorisation du bourgmestre, “le port du masque et l’emploi d’un stratagème quelconque dissimulant l’identité des personnes [...] en tous temps, dans toute réunion et tout lieu public, ainsi que sur la voie publique”; que le nouvel article 113 reproduit cette interdiction qui a pour objet d’empêcher quiconque de dissimuler son visage en public ; que l’article 113bis ne fait qu’appliquer à un cas particulier cette interdiction générale sans en modifier ni le sens ni la portée ; qu’il s’ensuit que la requérante n’est pas recevable à en poursuivre l’annulation. »
14. Cet arrêt fut notifié à la requérante le 23 juin 2011.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Règlements communaux
15. En Belgique, le port du voile intégral a été interdit d’abord par voie de règlements communaux de certaines communes, parmi lesquels les textes contestés en l’espèce (voir paragraphe 10, ci-dessus).
B. La loi du 1er juin 2011
16. Une loi interdisant le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage a été promulguée le 1er juin 2011 et est entrée en vigueur le 23 juillet 2011.
17. Les dispositions pertinentes de la loi du 1er juin 2011 sont rédigées comme suit :
« Art. 2. Dans le Code pénal, il est inséré un article 563bis rédigé comme suit :
Art. 563bis. Seront punis d’une amende de quinze euros à vingt-cinq euros (lire : de 120 à 200 euros) et d’un emprisonnement d’un jour à sept jours ou d’une de ces peines seulement, ceux qui, sauf dispositions légales contraires, se présentent dans les lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie, de manière telle qu’ils ne soient pas identifiables.
Toutefois, ne sont pas visés par l’alinéa 1er, ceux qui circulent dans les lieux accessibles au public le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’ils ne soient pas indentifiables et ce, en vertu de règlements de travail ou d’une ordonnance de police à l’occasion de manifestations festives. »
18. Par un arrêt no 145/2012 du 6 décembre 2012, la Cour constitutionnelle rejeta des recours en annulation exercés contre la loi du 1er juin 2011 tout en émettant une réserve d’interprétation de la loi à propos des lieux de culte.
19. Quant aux origines de la loi et à ses objectifs, la Cour constitutionnelle fit état des éléments suivants :
« B.4.2. Les auteurs de la proposition de loi [qui a mené à l’adoption de la loi attaquée] entendaient souscrire à un modèle de société faisant prévaloir l’individu sur ses attaches culturelles, philosophiques ou religieuses. C’est ainsi qu’ils préconisaient d’interdire le port, dans l’espace public, de tout vêtement dissimulant totalement ou de manière principale le visage, insistant sur le fait que cette interdiction ne reposait pas seulement sur des considérations d’ordre public mais plus fondamentalement sur des considérations sociales, indispensables à l’estime des auteurs de la proposition, au « vivre ensemble » dans une société émancipatrice et protectrice des droits de tous et de chacun (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/001, p. 5, et Doc. parl., Chambre, S.E. 2010, DOC 53-0219/001, p. 5). »
20. En ce qui concerne l’objectif de sécurité publique et juridique, on peut lire ce qui suit :
« Dans la mesure où chaque personne circulant sur la voie publique ou dans les lieux publics doit être identifiable, le port de vêtement masquant totalement le visage pose d’évidents problèmes quant à la sécurité publique.
Pour interdire ce type de comportements, de nombreuses communes se sont dotées de règlements en vue d’interdire le port de tels vêtements, tout en permettant d’y déroger à l’occasion d’événements spécifiques. Toutefois, force est de constater que, dans une même ville, certaines communes ne prescrivent pas pareilles interdictions. Cette différenciation des régimes entraîne une forme d’insécurité juridique intenable pour les citoyens ainsi que pour les autorités chargées de sanctionner ce type de comportement.
Les auteurs estiment donc qu’il est souhaitable que cette question soit réglée au niveau fédéral de manière à ce que la même règle s’applique à l’ensemble du territoire (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC52-2289/001, pp.5-6, et Doc. parl., Chambre, S.E.2010, DOC 53-0219/001, pp. 5-6). »
21. Sur le point de savoir si l’interdiction du port du voile répondait à un besoin social impérieux et était proportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis par le législateur, la Cour constitutionnelle s’exprima comme suit :
« B.17. Il ressort de l’exposé de la proposition qui est à l’origine de la loi attaquée (...) que le législateur a entendu défendre un modèle de société qui fait prévaloir l’individu sur ses attaches philosophiques, culturelles et religieuses en vue de favoriser l’intégration de tous et faire en sorte que les citoyens partagent un patrimoine commun de valeurs fondamentales que sont le droit à la vie, le droit à la liberté de conscience, la démocratie, l’égalité de l’homme et de la femme ou encore la séparation de l’Église et de l’État.
(...) les travaux préparatoires de la loi attaquée font apparaître que trois objectifs ont été poursuivis : la sécurité publique, l’égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du « vivre ensemble » dans la société.
B.18. De tels objectifs sont légitimes et entrent dans la catégorie de ceux énumérés à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme que constituent le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.
B.19. La Cour doit encore examiner si les conditions de nécessité dans une société démocratique et de proportionnalité par rapport aux objectifs légitimes poursuivis sont remplies.
B.20.1. Il ressort des travaux préparatoires de la loi attaquée que l’interdiction du port d’un vêtement dissimulant le visage a notamment été dictée par des raisons de sécurité publique. À cet égard, ces travaux font état de la commission d’infractions par des personnes dont le visage était dissimulé (Doc. parl., Chambre, 2009-2010, DOC 52-2289/005, p. 8 ; Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0219/004, p. 7).
B.20.2. L’article 34, § 1er, de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police habilite les fonctionnaires de police à contrôler l’identité de toute personne s’ils ont des motifs raisonnables de croire, en fonction de son comportement, d’indices matériels ou de circonstances de temps et de lieu, qu’elle est recherchée, qu’elle a tenté de commettre une infraction ou se prépare à la commettre, qu’elle pourrait troubler l’ordre public ou qu’elle l’a troublé. Ce contrôle d’identité pourrait être entravé si la personne concernée avait le visage dissimulé et refusait de coopérer à un tel contrôle. En outre, les personnes qui ont le visage dissimulé ne seraient en général pas ou difficilement reconnaissables si elles commettaient des infractions ou troublaient l’ordre public.
B.20.3. Ce n’est pas non plus parce qu’un comportement n’aurait pas encore pris une ampleur de nature à mettre l’ordre social ou la sécurité en péril que le législateur ne serait pas autorisé à intervenir. Il ne peut lui être reproché d’anticiper en temps utile un tel risque en réprimant des comportements lorsqu’il est établi que la généralisation de ceux-ci entraînerait un danger réel.
B.20.4. Compte tenu de ce qui précède, le législateur pouvait estimer que l’interdiction de dissimuler le visage dans les lieux accessibles au public est nécessaire pour des raisons de sécurité publique.
B.21. Le législateur a également motivé son intervention par une certaine conception du « vivre ensemble » dans une société fondée sur des valeurs fondamentales qui, à son estime, en découlent.
L’individualité de tout sujet de droit d’une société démocratique ne peut se concevoir sans que l’on puisse percevoir son visage, qui en constitue un élément fondamental. Compte tenu des valeurs essentielles qu’il entend défendre, le législateur a pu considérer que la circulation dans la sphère publique, qui concerne par essence la collectivité, de personnes dont cet élément fondamental de l’individualité n’apparaît pas, rend impossible l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société. Si le pluralisme et la démocratie impliquent la liberté de manifester ses convictions notamment par le port de signes religieux, l’État doit veiller aux conditions dans lesquelles ces signes sont portés et aux conséquences que le port de ces signes peut avoir. Dès lors que la dissimulation du visage a pour conséquence de priver le sujet de droit, membre de la société, de toute possibilité d’individualisation par le visage alors que cette individualisation constitue une condition fondamentale liée à son essence même, l’interdiction de porter dans les lieux accessibles au public un tel vêtement, fût-il l’expression d’une conviction religieuse, répond à un besoin social impérieux dans une société démocratique.
B.22. Quant à la dignité de la femme, ici encore, le législateur a pu considérer que les valeurs fondamentales d’une société démocratique s’opposent à ce que des femmes soient contraintes de dissimuler leur visage sous la pression de membres de leur famille ou de leur communauté et soient privées ainsi, contre leur gré, de la liberté de disposer d’elles-mêmes.
B.23. Toutefois, (...) le port du voile intégral peut correspondre à l’expression d’un choix religieux. Ce choix peut être guidé par diverses motivations aux significations symboliques multiples.
Même lorsque le port du voile intégral résulte d’un choix délibéré dans le chef de la femme, l’égalité des sexes, que le législateur considère à juste titre comme une valeur fondamentale de la société démocratique, justifie que l’État puisse s’opposer, dans la sphère publique, à la manifestation d’une conviction religieuse par un comportement non conciliable avec ce principe d’égalité entre l’homme et la femme. Comme la Cour l’a relevé en B.21, le port d’un voile intégral dissimulant le visage prive, en effet, la femme, seule destinataire de ce prescrit, d’un élément fondamental de son individualité, indispensable à la vie en société et à l’établissement de liens sociaux.
B.24. La Cour doit encore examiner si le recours à une sanction de nature pénale en vue de garantir le respect de l’interdiction que la loi prévoit n’a pas des effets disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis.
(...)
B.26. Lorsque le législateur estime que certains manquements doivent faire l’objet d’une répression, il relève de son pouvoir d’appréciation de décider s’il est opportun d’opter pour des sanctions pénales sensu stricto ou pour des sanctions administratives.
B.27. Compte tenu des disparités constatées entre les communes et des divergences jurisprudentielles qui sont apparues dans cette matière, le législateur a pu considérer qu’il s’imposait d’assurer la sécurité juridique en uniformisant la sanction infligée lorsque le port d’un vêtement dissimulant le visage dans les lieux accessibles au public est constaté.
B.28. Dès lors que l’individualisation des personnes, dont le visage est un élément fondamental, constitue une condition essentielle au fonctionnement d’une société démocratique dont chaque membre est un sujet de droit, le législateur a pu considérer que dissimuler son visage pouvait mettre en péril le fonctionnement de la société ainsi conçue et devait, partant, être pénalement réprimé.
B.29.1. Sous réserve de ce qui est mentionné en B.30, en ce qu’elle s’adresse aux personnes qui, librement et volontairement, dissimulent leur visage dans les lieux accessibles au public, la mesure attaquée n’a pas d’effets disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis dès lors que le législateur a opté pour la sanction pénale la plus légère. La circonstance que la peine puisse être plus lourde en cas de récidive ne mène pas à une autre conclusion. Le législateur a pu, en effet, estimer que le contrevenant qui est condamné pour un comportement pénalement réprimé ne réitérera pas ce comportement, sous la menace d’une sanction plus lourde.
B.29.2. Pour le surplus, il y a lieu d’observer, en ce qui concerne les personnes qui dissimuleraient leur visage sous la contrainte, que l’article 71 du Code pénal prévoit qu’il n’y a pas d’infraction lorsque l’auteur des faits a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister.
B.30. La loi attaquée prévoit une sanction pénale à l’égard de toute personne qui, sauf dispositions légales contraires, se présente le visage masqué ou dissimulé en tout ou en partie de manière telle qu’elle ne soit pas identifiable, dès lors qu’il s’agit de lieux accessibles au public. Il serait manifestement déraisonnable de considérer que ces lieux doivent s’entendre comme incluant les lieux destinés au culte. Le port de vêtements correspondant à l’expression d’un choix religieux, tels que le voile qui couvre intégralement le visage dans de tels lieux, ne pourrait faire l’objet de restrictions sans que cela porte atteinte de manière disproportionnée à la liberté de manifester ses convictions religieuses.
B.31. Sous réserve de cette interprétation, le premier moyen dans l’affaire no 5191 et le deuxième moyen dans les affaires nos 5244 et 5290 ne sont pas fondés. »
22. En ce que la loi aurait créé une situation de discrimination à l’égard des femmes portant le voile intégral contraire notamment aux articles 14 de la Convention et 1er du Protocole no 12 à la Convention, la Cour constitutionnelle considéra ce qui suit :
« B.56. (...)
Comme l’indiquent les parties requérantes, la loi attaquée peut certes avoir des conséquences plus contraignantes à l’égard de l’exercice, par certaines femmes de confession musulmane, de certaines de leurs libertés fondamentales. Ainsi qu’il ressort de l’examen des moyens qui précède, la restriction apportée à leurs droits n’est pas disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis par le législateur et répond au caractère de nécessité dans une société démocratique. Il est, partant, raisonnablement justifié de ne pas prévoir un traitement différencié pour cette catégorie de personnes. »
C. Autres textes pertinents et situation dans d’autres pays
23. Les dispositions pertinentes figurant dans d’autres instruments internationaux ainsi que la situation dans d’autres pays européens sont énoncées dans l’arrêt S.A.S. c. France [GC] (no 43835/11, §§ 35-52, CEDH 2014 (extraits)).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8, 9 ET 10 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉS AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
24. La requérante dénonce une violation de son droit au respect de sa vie privée, de son droit à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions, et de son droit à la liberté d’expression. Elle invoque les articles 8, 9 et 10 de la Convention, dispositions qui sont ainsi libellés :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 9
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 10
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
25. Elle se plaint également d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les dispositions précitées, l’article 14 étant ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Sur la recevabilité
26. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
27. La requérante conteste que l’interdiction litigieuse réponde à la condition posée par le paragraphe 2 des articles 8 et 9 de la Convention de nécessité, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. En ce qui concerne l’objectif du « vivre ensemble » dans une société démocratique, c’est la logique contraire, celle de l’ouverture et de la tolérance qui devrait prévaloir dans une société démocratique pluraliste comme en atteste la tolérance depuis toujours d’expressions vestimentaires de rejet du vivre ensemble. Tout au plus peut-on le considérer comme un louable objectif politique mais qui ne peut se réaliser par quelques règlements stigmatisants contraires à la Convention. Elle est d’avis que les éléments justifiant l’interdiction pour des raisons sécuritaires n’ont été avancés qu’à l’occasion du voile intégral, qu’ils sont inexistants et que le but réellement poursuivi par les règlements est l’interdiction du voile intégral dans l’espace public. Enfin, la problématique de la dignité et de l’égalité entre hommes et femmes est, quant à elle, étrangère à la justification de « protection des droits et libertés d’autrui » dès lors que l’exercice de la liberté et de la volonté des femmes elles-mêmes est entravé.
28. S’agissant enfin de la proportionnalité de cette interdiction par rapport au but poursuivi, la requérante se plaint que la Cour constitutionnelle a, à tort, avalisé la thèse selon laquelle le législateur serait fondé à promouvoir un modèle de société faisant fi des convictions philosophiques, religieuses et culturelles et de la liberté des individus qui la composent, en violation des principes d’égalité et de liberté. Faire porter à la loi du 1er juin 2011 un objectif d’intégration et de « vivre ensemble » crée, à leur sens, un renversement complet des valeurs, où l’homogénéité prend le pas sur le droit à la différence, faisant prévaloir de façon péremptoire une certaine conception du « vivre ensemble » et de la démocratie au détriment des libertés individuelles qui en sont le fondement. La circonstance que certains États musulmans aient pris position contre le port du niqab n’est que le reflet de la nécessité de donner un contenu à la référence à l’islam dans leur Constitution.
b) Le Gouvernement
29. Le Gouvernement fonde sa défense sur la loi du 1er juin 2011 et les motifs qui ont été à la base de celle-ci. Il fait valoir que l’interdiction législative du voile intégral a été précédée d’une réflexion plus générale notamment sur les origines de l’apparition du voile intégral en Belgique. Dans ce cadre, il a été mis en évidence que le port du voile intégral n’était pas une prescription religieuse figurant dans le Coran et était d’ailleurs interdit dans quelques pays musulmans au motif qu’il était contraire à l’esprit de l’islam. Cela étant, la Cour constitutionnelle dans l’arrêt qu’elle a rendu le 6 décembre 2012 à propos de la loi du 1er juin 2011 (voir paragraphes 19‑22, ci-dessus) a transcendé les débats théologiques et intellectuels de cet ordre et a mis en avant trois justifications fondamentales à la loi, à savoir que le port d’un « vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage » pose un problème de sécurité, constitue un obstacle au droit des femmes à l’égalité et à la dignité et, plus fondamentalement, met en danger les conditions mêmes du « vivre ensemble ».
30. Le Gouvernement souligne qu’il n’appartient pas aux individus de s’arroger, à la faveur de leurs libertés individuelle ou religieuse, le pouvoir de décider quand ils accepteraient de se découvrir dans l’espace public. L’appréciation des exigences de la sécurité publique doit nécessairement être déléguée à l’autorité publique. Il faut donc se référer aux conditions des règlements, comme en l’espèce, ou de la loi postérieure, pour déterminer les circonstances dans lesquelles un visage peut ou ne pas être dissimulé.
31. Le Gouvernement ne conteste pas que le droit des femmes à l’égalité et à la dignité est invoqué de part et d’autre, et que le port du voile intégral n’est pas nécessairement l’expression d’une soumission aux hommes et peut être l’exercice du droit de choisir sa tenue de manière à inspirer la dignité. Cela étant, si la notion de dignité de la tenue vestimentaire peut être subjective, plus une société est multiculturelle et plus coexistent des formes de convictions religieuses et des formes d’usages culturels, plus les personnes doivent veiller à ne pas s’afficher de manière ostentatoire sur la voie publique. Force est de constater que les codes vestimentaires sont le produit d’un consensus sociétal et le fruit d’un compromis entre les libertés individuelles et les codes d’interaction en société, et que les personnes qui portent un vêtement dissimulant leur visage donnent aux autres le signal qu’elles ne veulent pas participer de manière active à la société alors que l’une des valeurs qui constituent les bases du fonctionnement de la société démocratique est qu’un échange actif entre les individus soit possible.
32. Le Gouvernement fait ensuite valoir que le législateur a entendu défendre un modèle de société faisant prévaloir l’individu sur ses attaches philosophiques, culturelles ou religieuses, en vue de favoriser l’intégration de tous et de faire en sorte que les citoyens partagent un patrimoine commun de valeurs fondamentales telles que la démocratie, l’égalité entre les hommes et les femmes ou encore la séparation de l’Église et de l’État. Comme indiqué par la Cour constitutionnelle, dès lors que la dissimulation du visage a pour conséquence de priver de toute possibilité d’individualisation par le visage alors que cette individualisation constitue une condition fondamentale liée à son essence même, l’interdiction de porter dans les lieux accessibles au public un vêtement dissimulant le visage, fût-il l’expression d’une conviction religieuse, répond à un besoin social impérieux dans une société démocratique.
2. Observations des tiers-intervenants
a) L’organisation non-gouvernementale Liberty
33. L’intervenante souligne que l’interdiction litigieuse vise explicitement à interdire le port de la burqa et qu’il en résulte une stigmatisation et une potentielle discrimination des femmes musulmanes. Alors que pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture devraient caractériser une société démocratique, le législateur belge a choisi d’augmenter les risques pesant déjà sur les Musulmans du fait du climat islamophobe.
34. Quels qu’aient été les objectifs affichés par la suite par le législateur belge, il est manifeste que les règlements communaux litigieux ont introduit l’interdiction du port du voile dans l’objectif d’assurer l’égalité des sexes ; ils ont en effet été rédigés au départ d’une demande formulée par la commission consultative des femmes de la commune de Verviers en 2008. Or il est paradoxal que cette idée d’égalité des sexes aille à l’encontre du choix profondément personnel des femmes qui décident de se voiler avec pour conséquence que le risque de les sanctionner aggrave l’inégalité que l’on prétend combattre. Quant aux femmes qui sont forcées de se voiler, elles se retrouvent condamnées à devoir rester chez elles.
35. En ce qui concerne le but légitime de la préservation du « vivre ensemble », l’intervenante invite la Cour à reconsidérer sa position à la lumière de la montée de l’islamophobie. Selon elle, l’interdiction de se couvrir le visage en public ainsi que le discours politique qui l’accompagne stigmatisent l’adhésion ouverte à l’islam et donc renforcent les stéréotypes négatifs à l’égard des musulmans. A l’instar de la minorité des juges dans l’affaire S.A.S. c. France ([GC] (no 43835/11, §§ 35-52, CEDH 2014 (extraits)), l’intervenante estime que loin d’essayer de garantir la tolérance entre la très grande majorité et une petite minorité, le législateur belge n’a fait qu’interdire ce qui est vu comme un facteur de tensions ; elle considère également que cette interdiction totale peut être interprétée comme le signe d’un pluralisme sélectif et d’une tolérance limitée.
36. À cela s’ajoute qu’à la différence de la situation française dans laquelle le principe d’interaction entre les individus a été jugé par la Cour comme essentiel au concept de fraternité, la Belgique ne connaît pas le même engagement constitutionnel de laïcité.
37. Enfin, l’intervenante est d’avis qu’en tout état de cause, l’interdiction résultant des règlements litigieux est formulée en des termes très larges en ce qu’elle vaut « en tout temps et dans tout lieu public » et est disproportionnée.
b) Le Centre des droits de l’homme de l’Université de Gand
38. L’intervenant fait tout d’abord porter ses observations sur les différences entre la situation en Belgique, telle qu’elle résulte de la loi du 1er juin 2011, et en France.
39. Premièrement, le législateur belge n’a pas prévu de sanction à l’endroit des personnes qui forcent d’autres à porter le voile intégral et ne pénalise que la personne qui porte le voile, c’est-à-dire la victime. Cette différence reflète l’objectif accepté en Belgique et reconnu par l’arrêt précité de Cour constitutionnelle (considérant B.22, voir paragraphe 21, ci‑dessus) que l’interdiction de porter le voile vise à protéger les femmes contre l’oppression culturelle masculine et à assurer leur dignité.
40. Deuxièmement, en Belgique, le port du voile a été interdit d’abord par voie de règlements communaux. Une partie de ceux-ci, élaborés fin du dix-neuvième siècle, visent toute forme de dissimulation du visage et furent interprétés ensuite comme concernant également le voile ; une autre partie de ces règlements datent du début des années 2000 et furent élaborés précisément pour proscrire le port du voile. L’application des règlements a d’ailleurs donné lieu à une jurisprudence contradictoire. À ce jour, l’interdiction générale figurant dans la loi coexiste avec des règlements communaux, la première servant de « couverture » politique et juridique aux seconds.
41. Troisièmement, le processus ayant précédé à l’adoption de la loi belge interdisant le port du voile a certes été plus long mais bien moins élaboré qu’en France. Les débats parlementaires furent rapides, la demande d’organiser une audition d’experts ainsi qu’une demande d’avis de la section de législation du Conseil d’État furent rejetées, le projet de loi ne fut discuté qu’au sein de la Chambre, le Sénat ne l’ayant pas évoqué.
42. Ce déficit de qualité « démocratique » qui a caractérisé le processus législatif en Belgique devrait amener la Cour à s’interroger sur la portée de la réserve, dans l’exercice de son contrôle de conventionalité, exprimée dans l’arrêt S.A.S. c. France précité (§§ 154-155), dans l’évaluation de la situation belge au regard des exigences de la Convention et donc de la marge d’appréciation qu’il y a lieu de reconnaître en l’espèce.
43. L’intervenante fournit ensuite les résultats d’une enquête menée en 2010-2011 auprès de 27 femmes portant le voile intégral pour mettre en perspective la portée de l’objectif du « vivre ensemble » poursuivi par l’interdiction du port du voile. Nombreuses d’entre elles ont indiqué que le port du voile est à l’opposé d’un inhibiteur sur le plan social et leur permet au contraire de participer à de nombreuses activités en tant que mères et épouses qu’elles ne se sentiraient pas à l’aise d’entreprendre autrement. En revanche, plusieurs d’entre elles ont évoqué le frein à la communication que constitue le port du voile dans la réaction des autres qui expriment tantôt de la peur ou qui ne s’adressent pas directement à elles. Cette enquête montre que le législateur belge est parti d’un postulat erroné que les femmes portant le voile intégral ne pouvaient pas ou ne souhaitent pas interagir avec les autres membres de la société.
44. Il convient en outre, selon l’intervenante, de situer l’interdiction litigieuse dans un contexte sociétal plus large caractérisé par un niveau élevé d’hostilité à l’égard des musulmans. Dans un tel contexte, les stéréotypes hostiles peuvent parasiter le débat et il devient difficile de faire la part des choses entre des mesures prises de bonne foi dans l’intérêt général et le harcèlement de minorités impopulaires destiné à plaire aux sentiments intolérants d’une majorité.
45. Si la Cour devait continuer à s’appuyer sur l’objectif légitime du « vivre ensemble », il conviendrait enfin, selon l’intervenante, de démontrer que l’objectif d’intérêt général poursuivi est concrètement en jeu. Il s’agirait pour la Cour de vérifier si l’interdiction est effectivement adéquate pour redresser le problème identifié et si l’adoption de mesures alternatives moins restrictives a été suffisamment prise en considération.
3. Appréciation de la Cour
46. La Cour constate que bien qu’introduite après l’entrée en vigueur de la loi du 1er juin 2011 interdisant le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage, la présente affaire vise une disposition règlementaire antérieure à la loi – l’article 113bis des règlements communaux coordonnés de la zone de police de Vesdre. Il ressort néanmoins de la requête et des observations qui lui ont été soumises que les arguments en présence se réfèrent quasiment exclusivement à la loi du 1er juin 2011 ainsi qu’à l’analyse qu’en a faite la Cour constitutionnelle (voir paragraphes 16-22, ci-dessus). Considérant que la requête touche une problématique dont les termes sont très proches de ceux qui ont présidé à l’adoption de la loi française du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, la Cour se réfèrera dans une large mesure à l’arrêt S.A.S. c. France précité qui examine cette interdiction française à l’aune des dispositions pertinentes de la Convention.
a) Sur la violation alléguée des articles 8 et 9 de la Convention
47. La Cour a souligné que l’interdiction de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage posait des questions tant au regard du droit au respect de la vie privée des femmes qui souhaitent porter le voile intégral pour des raisons tenant à leurs convictions qu’au regard de leur liberté de manifester celle-ci. Cela étant dit, pour autant que cette interdiction est mise en cause par des personnes qui, telles que la requérante en l’espèce, se plaint d’être en conséquence empêchée de porter dans l’espace public une tenue que sa pratique d’une religion lui dicte de revêtir, il y a lieu d’examiner cette partie de la requête en mettant l’accent sur la liberté garantie par l’article 9 de la Convention de chacun de manifester sa religion ou ses convictions (S.A.S. c. France, précité, §§ 106-109).
i. Sur la qualité de la loi
48. La Cour relève que la qualité de « loi » des règlements communaux coordonnés de la zone de police de Vesdre n’est pas contestée par la requérante. Il y a donc lieu de considérer que l’interdiction litigieuse reposait sur une base « légale » remplissant les critères établis par sa jurisprudence relative au paragraphe 2 des articles 8 et 9 de la Convention.
ii. Sur le but légitime poursuivi
49. La Cour relève à l’examen des observations qui lui ont été soumises que les parties tiennent pour acquis que l’interdiction résultant des règlements communaux litigieux poursuivait les mêmes objectifs que ceux de la loi adoptée plus tard, à savoir : la sécurité publique, l’égalité entre l’homme et la femme et une certaine conception du « vivre ensemble » dans la société.
50. L’organisation intervenante Liberty déduit toutefois du fait que lesdits règlements ont été rédigés en 2008 au départ d’une demande formulée par la commission consultative des femmes de la commune de Verviers que l’objectif d’assurer l’égalité entre l’homme et la femme a largement prévalu (voir paragraphe 34, ci-dessus). La Cour estime qu’elle ne dispose d’aucun élément l’amenant à considérer que cet objectif ait eu plus de poids que les autres objectifs précités.
51. La Cour rappelle que les motifs précités sont similaires à ceux retenus par le législateur français et examinés dans l’arrêt S.A.S. c. France. Dans cet arrêt, elle a admis que le souci de répondre aux exigences minimales de la vie en société pouvait être considéré comme un élément de la « protection des droits et libertés d’autrui » et que l’interdiction litigieuse pouvait être considérée comme justifiée dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre ensemble » (§§ 140-142). Elle estime que la même approche s’applique en l’espèce.
iii. Sur la nécessité de l’interdiction dans une société démocratique
52. La Cour observe, d’après les travaux préparatoires de la loi du 1er juin 2011 ainsi que d’après l’analyse qu’en a faite la Cour constitutionnelle (voir paragraphes 19-21, ci-dessus), que les termes de la problématique telle qu’elle fut débattue en Belgique sont très proches de ceux qui ont présidé à l’adoption de l’interdiction française précitée qu’elle a examinée dans l’arrêt S.A.S. c. France.
53. La partie requérante invite la Cour à changer l’approche choisie dans l’arrêt S.A.S. c. France pour évaluer la proportionnalité de l’interdiction du voile intégral. Les organisations intervenantes font valoir que l’appréciation de cette question doit tenir compte des spécificités de la société belge et du processus législatif qui a précédé l’interdiction en Belgique.
54. Ainsi qu’elle l’a clairement exprimé dans l’arrêt S.A.S. c. France, la Cour se doit de rappeler que le mécanisme de contrôle institué par la Convention a un rôle fondamentalement subsidiaire et que les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme. En outre, grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 175, 15 novembre 2016). Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. S’agissant de l’article 9 de la Convention, il convient, en principe, de reconnaître à l’État une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». Cela étant, pour déterminer l’ampleur de la marge d’appréciation dans une affaire donnée, la Cour doit également tenir compte de l’enjeu propre à l’espèce. Elle peut aussi, le cas échéant, prendre en considération le consensus et les valeurs communes qui se dégagent de la pratique des États parties à la Convention (S.A.S. c. France, précité, § 129).
55. La Cour a pleinement conscience qu’un État qui, comme la Belgique, s’engage dans un tel processus normatif prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes affectant certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance, et que la prohibition critiquée, même si elle n’est pas fondée sur la connotation religieuse de l’habit, pèse pour l’essentiel sur les femmes musulmanes qui souhaitaient porter le voile intégral (S.A.S. c. France, précité, § 149). Elle n’ignore pas davantage qu’en interdisant de revêtir dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage, l’État défendeur restreint d’une certaine façon le champ du pluralisme, dans la mesure où l’interdiction fait obstacle à ce que certaines femmes expriment leur personnalité et leurs convictions en portant le voile intégral en public (S.A.S. c. France, précité, § 153).
56. Toutefois, l’État défendeur a entendu, en adoptant les dispositions litigieuses, répondre à une pratique qu’il jugeait incompatible, dans la société belge, avec les modalités de communication sociale et plus généralement l’établissement de rapports humains indispensables à la vie en société (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 6 décembre 2012, considérant B.21, cité au paragraphe 21, ci-dessus). Ce faisant, il s’agissait de protéger une modalité d’interaction entre les individus essentielle, pour l’État défendeur, au fonctionnement d’une société démocratique (voir l’arrêt précité, considérant B.28, cité au paragraphe 21, ci-dessus). Dans cette perspective, à l’instar de la situation qui s’est présentée en France (S.A.S. c. France, précité, § 153), il apparaît que la question de l’acception ou non du port du voile intégral dans l’espace public belge constitue un choix de société.
57. La Cour réitère, comme elle l’a souligné dans l’arrêt S.A.S. c. France précité (§§ 153-155), que dans un tel cas de figure elle se doit de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société belge. La circonstance invoquée par les organisations intervenantes que le processus démocratique ayant mené en Belgique à l’interdiction du port du voile intégral n’aurait pas été à la hauteur des enjeux ne saurait peser en l’espèce sur l’évaluation de la situation. Outre que cette critique ne s’adresse pas directement aux règlements litigieux mais vise la loi du 1er juin 2011, la Cour relève, en obiter dictum, que le processus décisionnel ayant débouché sur l’interdiction en cause a duré plusieurs années et a été marqué par un large débat au sein de la Chambre des représentants ainsi que par un examen circonstancié et complet de l’ensemble des intérêts en jeu par la Cour constitutionnelle.
58. S’il est vrai que le champ de l’interdiction est large puisque tous les lieux accessibles au public sont concernés, les règlements litigieux n’affectent pas la liberté de porter dans l’espace public tout habit ou élément vestimentaire – ayant ou non une connotation religieuse – qui n’a pas pour effet de dissimuler le visage (S.A.S. c. France, précité, § 151).
59. La Cour souligne enfin qu’il n’y a, entre les États membres du Conseil de l’Europe, toujours aucun consensus en la matière, que ce soit pour ou contre une interdiction générale du port du voile intégral dans l’espace public, ce qui justifie de l’avis de la Cour de reconnaître à l’État défendeur une marge d’appréciation très large (S.A.S. c. France, précité, § 156).
60. En conséquence, notamment au regard de l’ampleur de la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur en l’espèce, la Cour conclut que l’interdiction que posent les règlements coordonnés de la zone de police de Vesdre peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation des conditions du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui ».
61. La restriction litigieuse peut donc passer pour « nécessaire », « dans une société démocratique ». Cette conclusion vaut au regard de l’article 8 de la Convention comme de l’article 9.
62. Partant, il n’y a eu violation ni de l’article 8 ni de l’article 9 de la Convention.
b) Sur la violation alléguée de l’article 14 combiné avec l’article 8 ou l’article 9 de la Convention
63. La requérante dénonce une discrimination indirecte. Elle fait valoir à cet égard que, malgré la généralité des termes des règlements litigieux, elle appartient en tant que femme musulmane souhaitant porter le voile intégral dans l’espace public pour des motifs religieux, à une catégorie de personnes tout particulièrement exposées à l’interdiction dont il s’agit. Cette interdiction est beaucoup moins contraignante pour les autres personnes vivant ou passant à Dison, qui ne sont pas de confession musulmane et ne touche en tout cas pas à l’exercice par elles de libertés fondamentales.
64. Le Gouvernement estime que les règlements incriminés ne sont pas discriminatoires puisque, pas davantage que la loi française, ils ne visent pas spécifiquement le voile intégral et s’appliquent à toute personne qui porte un attribut dissimulant son visage en public, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme et que le motif soit religieux ou autre.
65. La Cour rappelle qu’une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peut être considérée comme discriminatoire même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe et s’il n’y a pas d’intention discriminatoire. Il n’en va toutefois ainsi que si cette politique ou cette mesure manque de justification « objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’existe pas de « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le but visé (S.A.S. c. France, précité, § 161).
66. En l’espèce, s’il peut être considéré que l’interdiction que posent les règlements litigieux a des conséquences plus contraignantes à l’égard de l’exercice par certaines femmes de confession musulmane de certaines de leurs libertés fondamentales, cette mesure a une justification objective et raisonnable pour les mêmes raisons que celles que la Cour a développées précédemment (voir paragraphes 52-62 ; comparer S.A.S. c. France, précité, § 161).
67. Partant il n’y pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 8 et 9.
c) Sur la violation alléguée de l’article 10 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention
68. La Cour estime qu’aucune question distincte de celles qu’elle a examinées sur le terrain des articles 8 et 9 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention, ne se pose sous l’angle de l’article 10 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 14 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 § 1 ET 13 DE LA CONVENTION
69. La requérante se plaint de n’avoir pas disposé d’un recours effectif devant le Conseil d’État pour faire valoir ses droits tirés des articles 8, 9 et 10 de la Convention précités et de ne pas avoir eu accès à un tribunal. Elle invoque l’article 6 § 1 ainsi que l’article 13 de la Convention ainsi libellés :
Article 6
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
70. Rappelant que l’article 6 § 1 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13 de la Convention, dont les garanties se trouvent absorbées par celle-ci (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 139, CEDH 2000-XI), la Cour examinera cette partie de la requête sous le seul angle de l’accès à un tribunal (sur l’application de l’article 6 dans une affaire portant sur l’interdiction du port du foulard dans une salle d’audience : Barik Edidi c. Espagne, (déc.), no 21780/13, 26 avril 2016).
A. Sur la recevabilité
71. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.
B. Sur le fond
72. La requérante se plaint du fait que le Conseil d’État n’a pas examiné ses arguments au fond au motif qu’elle n’avait pas dirigé son recours contre l’article 113 alors qu’elle avait bien dirigé son recours contre l’article 113bis qui, selon le Conseil d’État même, en est la répétition. Il s’agit, selon la requérante, d’une application excessivement rigide des conditions de recevabilité d’un recours.
73. Le Gouvernement fait valoir que la manière dont la requérante a formulé son recours revenait à apprécier le bien-fondé de la volonté du législateur local non au regard de normes hiérarchiquement supérieures aux règlements communaux, ce qui est le but du recours en annulation, mais au regard de la démarche même de légiférer en la matière, ce qui sort des attributions du Conseil d’État. En tout état de cause, contrairement à ce qu’allègue la requérante, le Conseil d’État ne lui a pas reproché de n’avoir pas fait référence à d’autres normes que l’article 113bis mais lui a signifié, en rejetant son recours, qu’elle n’avait pas d’intérêt à en demander l’annulation car cela n’aurait eu aucune incidence quant à l’interdiction générale qui préexistait à l’adoption du nouveau règlement et continuerait d’exister. La requérante n’avait donc pas d’intérêt à demander l’annulation du seul article 113bis. Quant à la circonstance que l’arrêt a été pris sur avis contraire de l’auditeur, elle est sans incidence puisque l’existence de l’intérêt au recours doit être examiné d’office par le Conseil d’État.
74. La Cour constate que le Conseil d’État a déclaré le recours en annulation de la requérante irrecevable pour non-respect d’une condition de recevabilité qu’il souleva d’office. Comme indiqué par le Gouvernement, il s’agit plus particulièrement de l’exigence de l’intérêt au recours.
75. La Cour rappelle qu’il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (voir Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007‑I), le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de cette interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015).
76. La Cour rappelle en outre que la réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent normalement s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000‑I).
77. Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II, et Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001).
78. Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).
79. En l’espèce, d’une part, la Cour comprend des observations du Gouvernement que l’article 113 peut être considéré comme une disposition générale, et l’article 113bis comme une disposition qui en constitue une application particulière. Il n’en reste pas moins que les communes concernées ont inséré cette dernière disposition dans leurs règlements, estimant que l’article 113 n’était pas suffisant pour interdire le port de la burqa (voir paragraphe 8, ci-dessus). La circonstance que la requérante a demandé l’annulation de la disposition spécifique susceptible de lui faire directement grief a joué en sa défaveur et a eu pour conséquence de la priver de voir examiner par le Conseil d’État les arguments de fond qu’elle soulevait.
80. La Cour observe, d’autre part, que les moyens de fond soulevés par la requérante dans sa requête en annulation étaient développés de manière étayée et structurée et qu’étant en substance identiques à ceux qu’elle a portés devant la Cour, revêtaient une importance particulière. Ces moyens furent discutés dans le cadre de la procédure écrite contradictoire qui eut cours devant le Conseil d’État donnant lieu à des développements substantiels de part et d’autre (voir paragraphe 11, ci-dessus). La Cour constate également qu’en conclusion de son rapport, l’auditeur au Conseil d’État orienta son avis dans le sens d’une annulation de la disposition litigieuse (voir paragraphe 12, ci-dessus).
81. Dans ces conditions, la Cour estime que la décision du Conseil d’État de prononcer l’irrecevabilité du recours souffre d’un formalisme excessif et qu’au vu des conséquences qu’a entraînées le fait de n’avoir attaqué que le seul article 113bis, la requérante s’est vu limiter son accès au Conseil d’État à un point tel que le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge, a été rompu (voir, parmi d’autres, Henrioud c. France, no 21444/11, § 66, 5 novembre 2015).
82. Dès lors, la Cour estime qu’en l’espèce il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
84. La Cour rappelle qu’elle a conclu que la requérant n’avait pas pu jouir des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention. La requérante ne demande pas de réparation du dommage subi de ce fait.
B. Frais et dépens
85. Justificatifs à l’appui, la requérante réclame 22 687 euros (EUR) pour couvrir les frais de sa défense devant la Cour.
86. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
87. En l’espèce, prenant aussi en considération le fait que la requérante n’a eu gain de cause que pour une partie de sa requête, la Cour estime raisonnable de lui accorder la somme de 800 EUR, plus tout montant pouvant être dû par elle sur cette somme à titre d’impôt, pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
88. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ou avec l’article 9 ;
5. Dit qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 10, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
7. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, huit cents EUR (800 euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par elle, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 juillet 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıRobert Spano Greffier adjointPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Spano et Karakaş.
R.S. H.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KARAKAŞ
(Traduction)
I.
1. À la lumière de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire S.A.S. c. France ([GC], no 43835/11, CEDH 2014 (extraits)), et en particulier du poids jurisprudentiel qu’il revêt étant donné qu’il a été adopté par la Grande Chambre, laquelle avait été saisie en vertu de l’article 30 de la Convention, je souscris à l’arrêt adopté par la Cour en l’espèce.
2. Cependant, je rédige une opinion séparée pour souligner, comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, que bien qu’il soit clair que l’arrêt S.A.S. c. France forme, en tant que précédent de Grande Chambre, un socle jurisprudentiel étayant solidement les conclusions énoncées dans l’arrêt prononcé ce jour, cet arrêt de Grande Chambre a une portée et une étendue limitées et les États membres ne peuvent pas l’invoquer directement dans des contextes factuels différents.
II.
3. Conformément aux conclusions énoncées par la Grande Chambre dans l’arrêt S.A.S. c. France (précité, § 142), la Cour admet aujourd’hui que l’imposition d’une mesure interdisant le port d’un voile masquant intégralement le visage peut être justifiée « dans son principe dans la seule mesure où elle vise à garantir les conditions du « vivre ensemble » ». Il importe toutefois de bien cerner la portée des conclusions formulées par la Cour dans cet arrêt. Comme il ressort clairement du paragraphe 141, lequel renvoie également au paragraphe 122 de l’arrêt, le contexte spécifique dans lequel la Grande Chambre a admis le but invoqué était le constat par un État membre qu’il était « essentiel d’accorder (...) une importance particulière à l’interaction entre les individus et qu’il consid[érait] qu’elle se trouv[ait] altérée par le fait que certains dissimul[ai]ent leur visage dans l’espace public ». La Cour s’est donc rangée au point de vue de l’État selon lequel « la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage [est] perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».
4. En d’autres termes, lorsque la Grande Chambre a reconnu dans l’arrêt S.A.S. c. France que le principe du « vivre ensemble » pouvait constituer une base légitime pour justifier des restrictions aux droits garantis par la Convention, ce constat était et reste limité aux circonstances factuelles qui caractérisaient cette affaire et les États membres ne sauraient l’invoquer directement dans des situations différentes. Par ailleurs, je discerne au moins trois raisons de principe qui commandent de ne pas renforcer la valeur de précédent des conclusions rendues par la Cour dans cet arrêt.
5. En premier lieu, les articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention ne fournissent pas une base textuelle explicite consacrant ce principe du « vivre ensemble » comme un but légitime qui pourrait justifier une atteinte aux droits garantis par la Convention. Dans l’arrêt S.A.S. c France, cette justification a été englobée dans la « protection des droits et libertés d’autrui », but qui est énoncé aux articles 8 § 2 et 9 § 2 (ibidem, §§ 121‑122). Il est loin d’aller de soi qu’il puisse être juridiquement tenable d’interpréter le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui de manière à y inclure la notion du « vivre ensemble » dans d’autres situations factuelles dans lesquelles l’État souhaite réglementer la conduite humaine et restreint ce faisant les droits garantis par la Convention.
6. En deuxième lieu, mes collègues les juges Nussberger et Jäderblom l’ont démontré dans leur opinion dissidente jointe à l’arrêt S.A.S. c. France, la notion de « vivre ensemble » est « factice et vague » (§ 5). Comme les auteurs l’expliquent, il est difficile de définir « quels sont concrètement les droits d’autrui au sens des articles 8 § 2 et 9 § 2 de la Convention qui pourraient être déduits du principe abstrait du « vivre ensemble » ou des « exigences minimales de la vie en société » ». Il me semble clair que la légitimité d’un but doit reposer sur des facteurs objectifs et identifiables qui contribuent directement à atténuer le préjudice résultant de l’exercice du droit de l’homme qui se trouve restreint. Les droits et libertés d’autrui, auxquels la Convention fait référence, représentent ainsi des droits juridiques clairs et concrets dont la protection peut constituer un but justifiable pour l’introduction de restrictions aux droits garantis par la Convention. En d’autres termes, l’essence du principe du « vivre ensemble » est tellement malléable et floue qu’il peut potentiellement servir d’outil rhétorique pour la réglementation de toute interaction ou de tout comportement au sein de la société sur la seule base d’une conception particulière de ce qui constitue la « bonne manière » d’interagir entre individus dans une société démocratique. Cela est antinomique avec les valeurs fondamentales d’autonomie de la personne, de dignité humaine, de tolérance et d’esprit d’ouverture qui forment les assises du système de la Convention.
7. En troisième lieu, il existe une grande proximité conceptuelle entre le principe du « vivre ensemble » et le majoritarisme. L’impératif du « vivre ensemble » trouve son fondement idéologique dans un certain type de consensus sociétal, ou moralité majoritariste, qui dicte la manière dont les individus devraient se comporter dans l’espace public. Il n’y a là rien de moins qu’une assimilation, imposée par le gouvernement, des modes d’interaction et de comportement dans la société. Un but qui est invoqué en vue d’une restriction des droits de l’homme et qui repose en réalité sur une conception majoritaire éphémère de ce qui est convenable et bien, sans que la majorité soit tenue de définir concrètement le préjudice ou les maux auxquels il convient clairement de remédier, ne saurait en principe former la base de restrictions justifiables aux droits garantis par la Convention dans une société démocratique.
III.
8. Dans l’arrêt rendu ce jour, comme dans l’arrêt S.A.S. c. France, la Cour accorde à juste titre une importance particulière au rôle joué par le décideur national. Par cette approche générale, elle affine le principe de subsidiarité et introduit une dimension procédurale dans l’application de son outil fonctionnel : la marge d’appréciation laissée aux États membres.
9. Cependant, il convient de dire clairement que l’importance accrue accordée par la Cour au principe de subsidiarité ne donne pas pour autant carte blanche aux États membres dans leur choix des mesures et des moyens destinés à restreindre les droits garantis par la Convention, même lorsque les intérêts en jeu ont été mis en balance au niveau législatif. L’histoire a amplement démontré que les sociétés démocratiques portent en elles le risque que des sentiments majoritaristes, qui se traduisent par la suite en textes législatifs, germent sur le terreau d’idées et de valeurs qui menacent les droits fondamentaux. Les catégories isolées et vulnérables n’ont alors plus que le recours de s’adresser aux tribunaux. Et ces tribunaux, qu’ils soient nationaux ou internationaux, à l’instar de la Cour, ont le devoir de rechercher et de détecter, dans la mesure du possible, si l’imposition de mesures qui ont pourtant été largement entérinées par la sphère législative est motivée par une hostilité ou une intolérance à l’égard d’une idée, d’une opinion, ou d’une confession religieuse en particulier.
IV.
10. Dans l’arrêt S.A.S. c France, la Grande Chambre a conclu qu’il pouvait être justifié de passer par la voie pénale pour faire appliquer l’interdiction du port du voile intégral (ibidem, § 152). Je note toutefois que les sanctions prévues par le droit français étaient parmi les plus clémentes qui pouvaient être envisagées, puisqu’il s’agissait d’une amende ne pouvant excéder 150 euros (EUR), assortie de la possibilité pour le juge de prononcer une obligation d’accomplir un stage de citoyenneté (ibidem, § 152). Dans le droit belge tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle (paragraphe 21 dans l’arrêt Dakir c. Belgique et paragraphe 27 dans l’arrêt Belcacemi et Oussar c. Belgique), en revanche, le non-respect de l’interdiction de porter le voile intégral dans l’espace public est passible d’une sanction pénale pouvant aller jusqu’à un jour à sept jours d’emprisonnement dans les cas de récidive.
11. Il importe par conséquent de souligner que la privation de liberté infligée à une personne constitue une atteinte à l’un des droits les plus fondamentaux garantis par la Convention. Même s’il résulte de l’arrêt S.A.S. c. France que des sanctions pénales peuvent en tant que telles constituer une mesure proportionnée lorsqu’il s’agit de faire respecter l’interdiction du port du voile intégral, il est essentiel de rappeler que cette conclusion ne s’est pas fondée sur une législation qui autorise l’emprisonnement, à l’instar du droit belge, même si ce dernier réserve pareille mesure aux cas de récidive.
12. Point important, les affaires tranchées aujourd’hui sont des remises en cause abstraites du droit belge. En l’espèce, la Cour n’a en effet pas été appelée à apprécier la manière dont le droit avait été appliqué à un ensemble concret de faits dans un contexte où une peine aurait été prononcée. En l’absence d’une application concrète du droit belge, c’est en premier lieu au juge national qu’il incombe de décider de la sévérité des sanctions qui peuvent être imposées dans les circonstances propres à chaque affaire et de veiller à ce que la sanction retenue soit conforme au principe de proportionnalité (§§ 57-60 de l’arrêt Belcacemi et Oussar). Cela étant, et compte tenu de la nature de l’activité qui se trouve interdite, ce qui entraîne une restriction des droits des femmes qui choisissent de porter un voile intégral par conviction religieuse, j’estime qu’une privation de liberté imposée aux fins de faire appliquer cette interdiction, fût-ce en cas de récidive, ferait naître une forte présomption de disproportionnalité s’agissant de l’atteinte aux droits garantis par la Convention.
V.
13. En conclusion, le sujet central des protections garanties par la Convention est la personne humaine individuelle, qui s’exprime par sa dignité humaine. Parallèlement, il est naturel que s’exercent certaines restrictions aux droits individuels d’une personne en vue d’assurer la coexistence harmonieuse au sein d’un groupe d’êtres humains dans une société démocratique. Cependant, pour ne pas diluer indûment le droit individuel en question, il va de soi que les gouvernements n’ont pas toute latitude pour fonder leurs tentatives de restreindre les droits garantis par la Convention sur n’importe quel but. La légitimité d’un but doit reposer sur des facteurs objectifs et identifiables qui contribuent directement à atténuer le préjudice résultant de l’exercice du droit de l’homme qui se trouve restreint. Il s’ensuit que l’hostilité et l’intolérance publiques à l’égard d’une catégorie particulière de personnes ne peuvent jamais justifier une restriction des droits garantis par la Convention.