EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MUSHFIG MAMMADOV ET AUTRES c. AZERBAÏDJAN
(Requêtes nos 14604/08 et 3 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT
STRASBOURG
17 octobre 2019
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mushfig Mammadov et autres c. Azerbaïdjan,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente, Ganna Yudkivska, Yonko Grozev, Síofra O’Leary, Mārtiņš Mits, Lәtif Hüseynov, Lado Chanturia, juges, et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 septembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 14604/08, 45823/11, 76127/13 et 41792/15) dirigées contre la République d’Azerbaïdjan et dont la Cour a été saisie à différentes dates (voir l’annexe) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») par cinq ressortissants de cet État. La première requête (no 14604/08) a été introduite par MM. Mushfig Faig oglu Mammadov (Müşfiq Faiq oğlu Məmmədov – « le premier requérant ») et Samir Asif oglu Huseynov (Samir Asif oğlu Hüseynov – « le deuxième requérant »). La deuxième requête (no 45823/11) a été introduite par M. Farid Hasan oglu Mammadov (Fərid Həsən oğlu Məmmədov – « le troisième requérant »). La troisième requête (no 76127/13) a été introduite par M. Fakhraddin Jeyhun oglu Mirzayev (Fəxrəddin Ceyhun oğlu Mirzəyev – « le quatrième requérant »). La quatrième requête (no 41792/15) a été introduite par M. Kamran Ziyafaddin oglu Mirzayev (Kamran Ziyafəddin oğlu Mirzəyev – « le cinquième requérant ») (« les requérants »).
2. Les requérants ont été représentés par différents avocats (voir l’annexe). Le gouvernement azerbaïdjanais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Ç. Əsgərov.
3. Les requérants alléguaient en particulier que la condamnation prononcée à leur encontre pour refus de servir dans l’armée avait emporté violation de l’article 9 de la Convention.
4. Les 10 et 29 novembre 2016, les requêtes nos 14604/08, 45823/11 et 76127/13 ont été communiquées au Gouvernement. Le 9 février 2017, la requête no 41792/15 a été communiquée à ce dernier en sa partie concernant le grief tiré de l’article 9 de la Convention et elle a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
Par ailleurs, l’organisation Alliance Defending Freedom (ADF) International, qui avait été autorisée à intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 3 du règlement de la Cour) à l’égard de la requête no 45823/11, a produit des observations.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les informations relatives aux dates de naissance et lieux de résidence des requérants figurent en annexe.
6. Les requérants se déclarent témoins de Jéhovah et fournissent des documents délivrés par la communauté religieuse des témoins de Jéhovah (Yehovanın Şahidləri Dini İcması) – une communauté religieuse enregistrée auprès des autorités azerbaïdjanaises –, qui attestent leur appartenance à celle-ci.
A. Requête no 14604/08
1. La première procédure pénale contre le premier requérant
7. Le premier requérant était étudiant jusqu’au mois de juin 2005 ; à ce titre, il bénéficia d’une dispense temporaire du service militaire durant ses études.
8. Par une lettre en date du 12 juillet 2005, il fit savoir au commissariat militaire du district Sabail de Bakou qu’il refusait d’effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses et il demanda à accomplir un service civil de remplacement.
9. Le premier requérant ne se présenta pas au bureau de recrutement militaire lors des campagnes d’appel sous les drapeaux de juillet et octobre 2005, ainsi que de janvier et avril 2006.
10. Le 28 avril 2006, des poursuites pénales furent engagées à son encontre sur le fondement de l’article 321.1 du code pénal (refus d’accomplir le service militaire).
11. Le 21 juillet 2006, le tribunal du district Sabail de Bakou déclara le premier requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement de six mois avec sursis en application de l’article 321.1 du code pénal.
12. Le 15 août 2006, le premier requérant interjeta appel. Il soutint qu’il n’avait commis aucune infraction pénale et que, en vertu du paragraphe 2 de l’article 76 de la Constitution, il aurait dû pouvoir se voir accorder la possibilité d’effectuer, en tant qu’objecteur de conscience, un service civil de remplacement au lieu du service militaire obligatoire.
13. Le 25 septembre 2006, la Cour d’Appel rejeta l’appel. Elle considéra que le moyen du premier requérant, fondé sur le paragraphe 2 de l’article 76 de la Constitution, n’était pas recevable au motif que ladite disposition conditionnait la substitution au service militaire obligatoire d’un service civil de remplacement à l’adoption d’une loi en la matière, à laquelle il n’avait pas encore été procédé.
14. Le 1er décembre 2006, le premier requérant se pourvut en cassation.
15. Le 3 avril 2007, la Cour suprême rejeta le recours en cassation.
16. Le 16 janvier 2008, le premier requérant obtint une copie de la décision de la Cour suprême.
2. La seconde procédure pénale contre le premier requérant
17. Le 5 juin 2008, des poursuites pénales furent de nouveau engagées contre le premier requérant, pour défaut de présentation lors de la campagne d’appel sous les drapeaux d’avril 2008.
18. Le 20 août 2009, le premier requérant fut arrêté et traduit devant le tribunal du district Sabail de Bakou, qui ordonna son placement en détention provisoire pour une période de deux mois.
19. Le 16 octobre 2009, le même tribunal déclara le premier requérant coupable de l’infraction reprochée en application de l’article 321.1 du code pénal et le condamna à une amende de 250 manats azerbaïdjanais (AZN) (soit environ 230 euros (EUR) à l’époque des faits). L’intéressé fut libéré à l’issue de l’audience.
20. Le 9 décembre 2009, la cour d’appel de Bakou confirma le jugement du 16 octobre 2009.
21. Le 29 décembre 2010, la Cour suprême rejeta le pourvoi en cassation formé par le premier requérant. Elle estima notamment que la condamnation infligée le 16 octobre 2009 audit requérant ne constituait pas une seconde condamnation pour la même infraction puisqu’elle était résultée de la commission d’un acte criminel distinct au sens de l’article 321.1 du code pénal, à savoir le refus d’obtempérer à un appel régulier sous les drapeaux lors de la campagne d’appel d’avril 2008.
22. Par une lettre du 11 novembre 2011, le premier requérant a informé la Cour que sa seconde condamnation était devenue définitive à la suite du prononcé de la décision de la Cour suprême du 29 décembre 2010 et il a exposé son grief y afférent.
3. La procédure pénale contre le deuxième requérant
23. Le 30 juin 2007, le deuxième requérant, qui avait été convoqué à un examen médical pour cette date auprès du commissariat militaire du district de Goranboy, se présenta auprès de ce dernier et fut soumis audit examen, à l’issue duquel il fut déclaré apte au service militaire. Il fut appelé sous les drapeaux pour le mois de juillet 2007.
24. Le 3 juillet 2007, le deuxième requérant refusa de se présenter au bureau de recrutement pour effectuer son service militaire en raison de ses convictions religieuses.
25. Le 11 juillet 2007, des poursuites pénales furent engagées à son encontre sur le fondement de l’article 321.1 du code pénal.
26. Le 4 octobre 2007, le tribunal du district de Goranboy déclara le deuxième requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement de dix mois ferme en application de l’article 321.1 du code pénal.
27. Le 5 février 2008, le deuxième requérant interjeta appel. Invoquant la Constitution, il soutint qu’il aurait dû être dispensé, en tant qu’objecteur de conscience, du service militaire obligatoire en raison de ses convictions religieuses.
28. Le 1er mai 2008, la cour d’appel de Ganja rejeta l’appel, mais réduisit la peine d’emprisonnement à six mois et vingt-sept jours et ordonna la libération du deuxième requérant à l’issue de l’audience eu égard au fait que celui-ci avait déjà purgé cette peine. Elle souligna que le service militaire constituait un devoir de tous les citoyens prescrit par la Constitution et, en se référant à la jurisprudence de la Cour, que l’article 9 de la Convention ne garantissait pas un droit d’exemption du service militaire. De surcroît, elle considéra que le deuxième requérant n’avait pas démontré que le service militaire était contraire aux croyances des témoins de Jéhovah.
29. Le 16 juillet 2008, le deuxième requérant se pourvut en cassation.
30. Le 2 décembre 2008, la Cour suprême le débouta de son pourvoi.
B. Requête no 45823/11
31. À une date non précisée en février 2006, le troisième requérant reçut une convocation au service militaire l’invitant à se présenter au commissariat militaire du district Nasimi de Bakou.
32. Le 31 mars 2006, il demanda au commissariat militaire à bénéficier d’une dispense du service militaire obligatoire en raison de ses convictions religieuses et indiqua vouloir effectuer un service civil de remplacement.
33. Par une lettre datée du 11 mars 2010, le troisième requérant informa le bureau du procureur du district Nasimi de Bakou qu’il refusait d’effectuer le service militaire en raison de ses croyances religieuses.
34. À une date non précisée en avril 2010, il se présenta au bureau de recrutement, où il réitéra son refus d’accomplir le service militaire.
35. Le 15 avril 2010, des poursuites pénales furent engagées à son encontre sur le fondement de l’article 321.1 du code pénal.
36. Le 16 juillet 2010, le tribunal du district Nasimi de Bakou le déclara coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement de neuf mois ferme en application de l’article 321.1 du code pénal. Le tribunal estima que la Convention ne garantissait pas le droit de refuser d’accomplir le service militaire pour des raisons liées aux convictions religieuses et qu’elle laissait cette question à la discrétion des États parties à la Convention.
37. Le 3 août 2010, le troisième requérant forma un appel contre le jugement de première instance. Invoquant la Constitution et les dispositions de différents instruments internationaux, il soutint qu’il aurait dû être dispensé, en tant qu’objecteur de conscience, du service militaire obligatoire en raison de ses convictions religieuses. À l’appui de son recours, il se référa également à deux décisions des tribunaux internes et du parquet par lesquelles ceux-ci s’étaient prononcés en faveur de l’abandon des poursuites pénales diligentées à l’encontre de deux autres membres de la communauté des témoins de Jéhovah.
38. Le 8 septembre 2010, la cour d’appel de Bakou écarta l’appel et confirma le jugement du 16 juillet 2010.
39. Le 5 novembre 2010, le troisième requérant forma un pourvoi en cassation, dans lequel il soulevait les mêmes griefs que ceux qu’il avait présentés devant la cour d’appel.
40. Le 25 janvier 2011, la Cour suprême rejeta le recours en cassation. Elle releva que les décisions citées par le troisième requérant concernaient le cas de membres du clergé, plus précisément de chefs de la communauté locale des témoins de Jéhovah, et elle estima que le cas dudit requérant s’en distinguait en ce que celui-ci n’avait produit aucune preuve de sa qualité de membre du clergé.
C. Requête no 76127/13
41. Le 6 mars 2012, le quatrième requérant reçut une convocation à se présenter au bureau de recrutement aux fins de l’accomplissement du service militaire, laquelle convocation fut réitérée le 27 avril 2012.
42. Le 24 avril 2012, il demanda au bureau de recrutement à bénéficier d’une dispense du service militaire obligatoire en raison de ses convictions religieuses et indiqua vouloir effectuer un service civil de remplacement.
43. Par une lettre datée du 26 avril 2012, le quatrième requérant fut informé que, faute d’adoption d’une loi en la matière, le service civil de remplacement n’était alors pas disponible.
44. Le 25 juin 2012, des poursuites pénales furent engagées à son encontre sur le fondement de l’article 321.1 du code pénal.
45. Le 25 septembre 2012, le tribunal du district Kapaz de Ganja déclara le quatrième requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement d’un an ferme en application de l’article 321.1 du code pénal. Le tribunal considéra que les dispositions de la Constitution relatives au service civil de remplacement n’étaient pas contraignantes et qu’elles étaient conditionnées par l’adoption d’une loi, à laquelle il n’avait pas encore été procédé. Il estima en outre que le règlement relatif à la modalité d’exercice du service de remplacement (obligation de travail) par les citoyens de la République d’Azerbaïdjan, confirmé par le décret présidentiel no 94 du 31 juillet 1992, n’était applicable qu’à l’égard des membres du clergé. Il releva, à ce sujet, que le quatrième requérant était non pas un membre du clergé exerçant une charge ecclésiastique, mais un membre d’une communauté religieuse.
46. Le 15 octobre 2012, le quatrième requérant interjeta appel de ce jugement. Il soutint en particulier qu’il n’avait aucunement entendu se soustraire à son devoir et qu’il avait demandé à pouvoir accomplir, en tant qu’objecteur de conscience, un service civil de remplacement au lieu du service militaire en raison de ses croyances religieuses.
47. Le 21 novembre 2012, la cour d’appel de Ganja rejeta l’appel et confirma le jugement de première instance.
48. Le 12 mars 2013, le quatrième requérant forma un pourvoi en cassation.
49. Le 4 juin 2013, la Cour suprême rejeta ce recours.
50. Dans l’intervalle, le 22 mai 2013, le quatrième requérant avait été libéré en application d’une amnistie adoptée par le Parlement.
D. Requête no 41792/15
51. À une date non précisée en août 2012, le cinquième requérant reçut une convocation au service militaire l’invitant à se présenter au bureau de recrutement le 23 août 2012.
52. À cette dernière date, il se présenta au bureau de recrutement et subit un examen médical, à l’issue duquel il fut déclaré apte au service militaire. Lors de cette visite, il informa le bureau de recrutement de son refus d’accomplir le service militaire en raison de ses convictions religieuses.
53. Le 6 octobre 2012, il reçut une nouvelle convocation à se présenter au bureau de recrutement le 12 octobre 2012. Le jour en question, il ne s’y présenta pas, mais il réitéra, par une déclaration écrite envoyée au bureau de recrutement, son refus d’accomplir le service militaire.
54. Le 29 novembre 2012, des poursuites pénales furent engagées à son encontre sur le fondement de l’article 321.1 du code pénal.
55. Le 12 mars 2013, le tribunal du district de Goychay déclara le cinquième requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement de neuf mois ferme en application de l’article 321.1 du code pénal.
56. Le 1er avril 2013, le cinquième requérant interjeta appel. Il soutint que sa condamnation pénale avait emporté violation des droits dont il estimait jouir en tant qu’objecteur de conscience et qu’elle avait été prononcée au mépris des engagements internationaux de la République d’Azerbaïdjan.
57. Le 15 mai 2013, la cour d’appel de Shaki écarta l’appel et confirma le jugement de première instance.
58. Le 14 novembre 2014, le cinquième requérant se pourvut en cassation.
59. Le 24 février 2015, la Cour suprême le débouta de son pourvoi. Elle estima que, faute d’adoption d’une loi en la matière, les dispositions de la Constitution relatives au service civil de remplacement n’étaient pas applicables.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La Constitution
60. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution sont ainsi libellées :
Article 48. Liberté de conscience
« I. Toute personne jouit de la liberté de conscience (...) »
Article 76. Défense de la patrie
« I. Tout citoyen est tenu de défendre la patrie. Les citoyens accomplissent le service militaire selon les modalités prévues par la loi.
II. Si la conviction des citoyens est contraire à l’accomplissement du service militaire actif, il est permis, dans les cas prévus par la loi, de substituer au service militaire actif un service de remplacement. »
B. Le code pénal
61. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal se lisent comme suit :
Article 321. Refus d’accomplir le service militaire
« 321.1 Le refus d’obtempérer à un appel régulier sous les drapeaux ou à un appel de mobilisation, sans fondement juridique, en vue de se soustraire au service militaire :
– est passible d’une peine allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement.
321.2 Si les mêmes faits se produisent en temps de guerre :
– ils sont passibles d’une peine de trois à six ans d’emprisonnement. »
C. Le règlement relatif à la modalité d’exercice du service de remplacement (obligation de travail) par les citoyens de la République d’Azerbaïdjan, confirmé par le décret présidentiel no 94 du 31 juillet 1992 (« le règlement du 31 juillet 1992 »)
62. Les dispositions pertinentes en l’espèce du règlement du 31 juillet 1992 sont rédigées comme suit :
Article 1
« Le service de remplacement (obligation de travail), étant un service d’État, a pour objet d’assurer l’exercice des obligations que les citoyens de la République d’Azerbaïdjan ont envers l’État azerbaïdjanais. »
Article 2
« Les ressortissants de la République d’Azerbaïdjan de sexe masculin, âgés de 18 à 25 ans, qui refusent d’accomplir le service militaire en raison de leur conviction effectuent le service de remplacement (obligation de travail) (...)
La conviction du citoyen de la République d’Azerbaïdjan ne lui permettant pas d’accomplir le service militaire doit être entendue dans ce règlement, comme étant la conviction religieuse des membres du clergé qui remplissent une charge ecclésiastique (ruhani vəzifə tutan din xadimləri) ou celle des élèves des établissements religieux. »
Article 5
« Les ressortissants de la République d’Azerbaïdjan effectuent le service de remplacement (obligation de travail) en temps de paix. »
III. LES DOCUMENTS ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS
63. Pour un aperçu général des documents et de la pratique internationaux pertinents en matière d’objection de conscience, il convient de se référer à l’arrêt Bayatyan c. Arménie ([GC], no 23459/03, §§ 51-70, CEDH 2011).
64. Dans son avis no 222 sur la demande d’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe, adopté le 28 juin 2000, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a noté que l’Azerbaïdjan s’engageait à respecter un certain nombre d’obligations dans les délais prescrits, et elle a en conséquence recommandé au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe d’inviter l’Azerbaïdjan à devenir membre de cette institution. L’extrait pertinent en l’espèce de cet avis se lit ainsi :
« 14. L’Assemblée parlementaire prend note des lettres du Président de l’Azerbaïdjan, du président du parlement, du Premier ministre, ainsi que des présidents des partis politiques représentés au parlement, et constate que l’Azerbaïdjan s’engage à respecter les engagements énumérés ci-dessous :
(...)
14.3. en matière de législation interne :
(...)
g. à adopter une loi sur un service de remplacement conforme aux normes européennes dans les deux années suivant son adhésion et, entre-temps, à amnistier les objecteurs de conscience purgeant actuellement des peines de prison ou servant dans des bataillons disciplinaires, en les autorisant (une fois la loi sur le service de remplacement entrée en vigueur) à choisir de faire leur service militaire dans des unités non armées ou dans un service civil de remplacement ; »
65. Dans leur rapport relatif au respect des obligations et engagements de l’Azerbaïdjan du 20 décembre 2012 (doc. 13084), les corapporteurs de la Commission de suivi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont notamment indiqué ce qui suit :
« 7.8. Service de remplacement
298. Lors de l’adhésion, l’Azerbaïdjan s’est engagé « à adopter une loi sur un service de remplacement conforme aux normes européennes dans les deux années suivant son adhésion et, entre-temps, à amnistier les objecteurs de conscience purgeant actuellement des peines de prison ou servant dans des bataillons disciplinaires, en les autorisant (une fois la loi sur le service de remplacement entrée en vigueur) à choisir de faire leur service militaire dans des unités non armées ou dans un service civil de remplacement ».
299. La Constitution de l’Azerbaïdjan contient une disposition stipulant expressément que, si le service militaire est contraire aux convictions d’une personne, une forme alternative du service militaire peut, dans les cas prévus par la loi, être autorisée au lieu du service militaire ordinaire (article 76.II). Malheureusement, la loi correspondante n’a jamais été adoptée.
300. Un projet de loi a été préparé et a fait l’objet d’un avis de la Commission de Venise en 2006, mais n’a pas été adopté.
301. Les autorités nous ont expliqué au cours de nos visites que ce retard était dû au conflit non résolu avec l’Arménie à propos du Haut-Karabakh. Toutefois, au cours de notre visite en juin 2012, nous avons été heureux d’apprendre que la loi sur le service de remplacement était en cours de préparation.
302. Nous demandons instamment aux autorités d’adopter sans plus tarder une loi sur le service civil de remplacement conformément aux normes du Conseil de l’Europe et, dans l’intervalle, de ne pas poursuivre ou emprisonner les objecteurs de conscience au service militaire, mais de leur offrir la possibilité d’accomplir leur devoir envers la société conformément à leurs convictions. »
66. Quant à la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), dans son troisième rapport sur l’Azerbaïdjan, publié le 31 mai 2011, elle s’est notamment exprimée comme suit :
« 18. Dans son second rapport, l’ECRI a vivement recommandé de ne pas poursuivre ni incarcérer les personnes ayant refusé d’accomplir le service militaire pour des raisons fondées sur des motifs religieux, mais de leur donner la possibilité de s’acquitter de leur obligation envers la société dans des circonstances qui correspondent à leur objection de conscience au service militaire.
19. L’ECRI constate avec regret que malgré des dispositions constitutionnelles explicites à ce sujet, aucune loi permettant d’effectuer un service civil de remplacement n’a encore été adoptée. Il a été signalé à l’ECRI que des objecteurs de conscience continuent par conséquent à être poursuivis et incarcérés ; l’ECRI note par ailleurs que l’Ombudsperson a récemment été saisi de plaintes à ce sujet. L’ECRI souligne de nouveau l’importance d’établir un cadre juridique et institutionnel pour le service civil de remplacement et note en outre que ceci constitue l’un des engagements assumés par l’Azerbaïdjan en adhérant au Conseil de l’Europe. Elle note avec intérêt que selon des informations fournies par les autorités un nouveau projet de loi a été élaboré, et espère que celui-ci permettra de résoudre les problèmes constatés.
20. L’ECRI exhorte les autorités azerbaïdjanaises à adopter dans les plus brefs délais une loi sur le service civil de remplacement conforme aux normes européennes, et [à] mettre également en place le cadre institutionnel nécessaire à cet effet.
21. Elle réitère sa vive recommandation aux autorités de ne pas poursuivre ni incarcérer les personnes ayant refusé d’accomplir le service militaire, mais de leur donner la possibilité de s’acquitter de leur obligation envers la société dans des circonstances qui correspondent à leur objection de conscience au service militaire. »
67. Dans son quatrième rapport sur l’Azerbaïdjan, publié le 7 juin 2016, l’ECRI a notamment indiqué ce qui suit :
« 70. Par ailleurs, l’Azerbaïdjan n’a pas adopté de loi sur le service civil de remplacement, comme il l’avait promis lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, en 2001. Bien que la Constitution autorise le service de remplacement (article 76.2 de la CA), un objecteur de conscience appartenant à un groupe religieux minoritaire a été condamné, en avril 2014 et en août 2015, pour avoir fui le service militaire.
(...)
76. Enfin, l’ECRI encourage vivement l’Azerbaïdjan à respecter son engagement d’adopter une législation sur le service civil de remplacement et renvoie à cet égard aux bonnes pratiques en vigueur dans la région.
77. L’ECRI recommande vivement aux autorités de respecter l’engagement pris lors de l’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe d’adopter une législation sur le service civil de remplacement. »
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
68. Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles posent, la Cour estime approprié de les examiner conjointement dans un seul arrêt en application de l’article 42 § 1 de son règlement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
69. Les requérants dénoncent la condamnation dont ils ont fait l’objet en raison de leur refus de servir dans l’armée en ce qu’elle aurait emporté violation de l’article 9 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
70. Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 9 de la Convention à l’égard des requérants des requêtes nos 14604/08 et 45823/11. Il indique être conscient du développement de la jurisprudence de la Cour en matière d’objection de conscience depuis l’arrêt Bayatyan c. Arménie ([GC], no 23459/03, CEDH 2011). Il considère cependant que l’article 9 de la Convention, tel qu’interprété à l’époque de la condamnation des requérants susmentionnés par les tribunaux nationaux, ne garantissait pas un droit à l’objection de conscience.
71. De plus, le Gouvernement met en doute la sincérité des convictions religieuses des requérants des requêtes nos 76127/13 et 41792/15. En effet, à ses dires, ces requérants ont prétexté appartenir à la communauté des témoins de Jéhovah dans le seul but de se soustraire au service militaire.
72. Les requérants des requêtes nos 14604/08 et 45823/11 contestent la thèse du Gouvernement, et considèrent que la jurisprudence invoquée par ce dernier est obsolète et qu’elle doit être revue à la lumière des conditions actuelles.
73. Quant aux requérants des requêtes nos 76127/13 et 41792/15, ils combattent la thèse du Gouvernement par laquelle celui-ci remet en cause la sincérité de leurs convictions religieuses. À cet égard, ils se réfèrent aux documents attestant leur appartenance à la communauté religieuse des témoins de Jéhovah, délivrés par cette dernière, ainsi qu’à leurs nombreuses demandes adressées à différentes autorités nationales et aux juridictions internes dans lesquelles ils auraient réitéré leurs convictions religieuses.
74. La Cour a déjà eu l’occasion d’établir sa jurisprudence sur l’applicabilité de l’article 9 de la Convention aux objecteurs de conscience (Bayatyan, précité, §§ 98-111, Erçep c. Turquie, no 43965/04, §§ 46-48, 22 novembre 2011, Feti Demirtaş c. Turquie, no 5260/07, §§ 95-97, 17 janvier 2012, et Papavasilakis c. Grèce, no 66899/14, §§ 36-38, 15 septembre 2016). Elle rappelle avoir déclaré que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle était motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constituait une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 (Bayatyan, précité, § 110, et Papavasilakis, précité, § 36). Elle rappelle également avoir dit que la question de savoir si et dans quelle mesure l’objection au service militaire relevait de cette disposition devait néanmoins être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire.
75. En l’espèce, la Cour observe que les requérants font partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il faut s’opposer au service militaire, indépendamment de la nécessité de porter les armes. Il ressort des éléments du dossier que les requérants, y compris ceux des requêtes nos 76127/13 et 41792/15, ont constamment revendiqué le statut d’objecteur de conscience en tant que témoins de Jéhovah devant les autorités et tribunaux nationaux, lesquels n’ont jamais remis en cause la sincérité de leurs convictions religieuses (paragraphes 41-59 ci-dessus). La Cour n’a par conséquent aucune raison de douter que l’objection des intéressés à l’accomplissement du service militaire était motivée par des convictions religieuses sincères qui entraient en conflit, de manière sérieuse et insurmontable, avec leur obligation à cet égard (Erçep, précité, § 48, et Buldu et autres c. Turquie, no 14017/08, § 83, 3 juin 2014).
76. Quant à l’argument du Gouvernement relatif à l’applicabilité de l’article 9 de la Convention à l’égard des requérants des requêtes nos 14604/08 et 45823/11, la Cour rappelle avoir examiné un argument identique à celui présentement formulé devant elle et avoir, à cette occasion, conclu à l’applicabilité de cette disposition (Tsaturyan c. Arménie, no 37821/03, §§ 29-32, 10 janvier 2012, et Bukharatyan c. Arménie, no 37819/03, §§ 33‑36, 10 janvier 2012). La Cour ne décèle aucun motif de nature à justifier qu’elle s’écarte de ces conclusions. Elle en conclut que l’article 9 de la Convention trouve donc à s’appliquer en l’espèce.
77. En outre, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Existence d’une ingérence
78. La Cour note que le refus des requérants, témoins de Jéhovah, d’effectuer le service militaire pour des raisons de conscience constitue une manifestation de leurs convictions religieuses (Bayatyan, précité, § 112). La condamnation des requérants pour soustraction aux obligations militaires s’analyse donc en une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur liberté de manifester leur religion, garantie par l’article 9 de la Convention (Feti Demirtaş, précité, § 98, et Buldu et autres, précité, § 84).
79. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint cet article sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » (İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 98, 26 avril 2016).
2. Justification de l’ingérence
a) Prévision de l’ingérence par la loi
80. Les requérants soutiennent que l’ingérence dénoncée par eux n’était pas prévue par la loi. À cet égard, ils indiquent que l’article 321 du code pénal n’est pas formulé avec assez de précision puisque, selon eux, il est impossible de déterminer si l’expression « sans fondement juridique » contenue dans cette disposition concerne ou non le cas des personnes refusant de servir dans l’armée pour cause de convictions religieuses.
81. Le Gouvernement réplique que l’ingérence en question était prévue par l’article 321 du code pénal et par le règlement du 31 juillet 1992.
82. Aux fins de l’examen de la présente affaire et eu égard à ses conclusions quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphes 91-99 ci‑dessous), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi (Bayatyan, précité, § 116).
b) Poursuite d’un but légitime
83. Les requérants soutiennent que l’ingérence en cause ne poursuivait aucun des buts énoncés à l’article 9 § 2 de la Convention.
84. Le Gouvernement avance que ladite ingérence visait à la protection de l’ordre public et, implicitement, des droits d’autrui.
85. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu de trancher la question de savoir si les buts avancés par le Gouvernement sont légitimes aux fins de la disposition invoquée car, à supposer que les mesures prises à l’encontre des requérants puissent être justifiées par l’un des motifs visés au deuxième paragraphe de l’article 9 de la Convention, elles ne peuvent en tout état de cause passer pour nécessaires dans une société démocratique pour les raisons exposées ci-après (paragraphes 91-99 ci-dessous) (Bayatyan, précité, § 117, et Buldu et autres, précité, § 89)
c) Nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
i. Thèses des parties et position du tiers intervenant
α) Les requérants
86. Les requérants se réfèrent d’emblée à la jurisprudence de la Cour développée à partir de l’arrêt Bayatyan (précité) en matière d’objection de conscience et dénoncent l’absence d’un cadre juridique reconnaissant le droit à l’objection de conscience en Azerbaïdjan. Ils contestent notamment la thèse du Gouvernement selon laquelle le règlement du 31 juillet 1992 a instauré un cadre juridique permettant aux objecteurs de conscience de bénéficier d’un service de remplacement. Les requérants renvoient à cet égard à différents rapports d’instances internationales et à des décisions de tribunaux azerbaïdjanais qui, les uns comme les autres, mentionnent l’absence d’une loi sur le service de remplacement. En outre, ils soutiennent que le règlement du 31 juillet 1992 n’existe que « sur le papier » et que, en tout état de cause, il ne concerne que les membres du clergé remplissant une charge ecclésiastique ou les élèves des établissements religieux.
β) Le Gouvernement
87. Le Gouvernement indique qu’un cadre juridique permettant aux membres du clergé qui souhaitent effectuer le service de remplacement au lieu du service militaire pour des raisons d’objection de conscience existe sur le fondement du règlement du 31 juillet 1992 et que l’État jouit à cet égard d’une marge d’appréciation. Il estime que, en l’espèce, les requérants n’ont pas réussi à démontrer devant les tribunaux internes, en vue de l’octroi du bénéfice du service de remplacement proposé, qu’ils étaient des membres du clergé remplissant une fonction ecclésiastique.
88. Aux yeux du Gouvernement, l’occupation militaire des territoires azerbaïdjanais par la République d’Arménie implique de procéder à une application stricte du règlement du 31 juillet 1992 et de garder à l’esprit que, selon la Constitution, la défense de la patrie relève du devoir de chaque citoyen.
89. Enfin, le Gouvernement est d’avis que le système en place ménage un juste équilibre entre les intérêts de la société dans son ensemble et ceux des requérants. Par conséquent, il estime que la condamnation des requérants en l’espèce doit être considérée comme une mesure nécessaire dans une société démocratique.
γ) Le tiers intervenant
90. L’organisation ADF International, autorisée à intervenir dans la procédure écrite à l’égard de la requête no 45823/11, souligne la prééminence, dans une société fondée sur des valeurs de tolérance, pluralisme et justice, de la liberté de conscience, qui serait reconnue non seulement dans les traités majeurs de protection des droits de l’homme et la jurisprudence internationale y relative, mais aussi dans les lois et les jurisprudences nationales et dans divers instruments internationaux du Conseil de l’Europe et des Nations unies.
ii. Appréciation de la Cour
91. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société. Cette liberté suppose, entre autres, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non (voir, entre autres, Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999‑I, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 104, CEDH 2005‑XI).
92. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 de la Convention énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (voir, entre autres, S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 125, CEDH 2014 (extraits), et İzzettin Doğan et autres, précité, § 104).
93. Selon sa jurisprudence constante, la Cour reconnaît aux États parties à la Convention une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence. Cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (Bayatyan, précité, § 121). En matière d’objection de conscience au service militaire obligatoire, la Cour a déjà eu l’occasion de conclure qu’il pesait sur les autorités une obligation positive d’offrir à une personne revendiquant le statut d’objecteur de conscience une procédure effective et accessible qui lui aurait permis de faire établir si elle avait ou non le droit de bénéficier de ce statut, aux fins de la préservation de ses intérêts protégés par l’article 9 de la Convention (Tarhan c. Turquie, no 9078/06, § 61, 17 juillet 2012, et Papavasilakis, précité, § 52).
94. Un système qui ne prévoit aucun service de remplacement et aucune procédure accessible et effective au travers de laquelle une personne aurait pu faire établir si elle pouvait ou non bénéficier du droit à l’objection de conscience ne peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience (Savda c. Turquie, no 42730/05, § 100, 12 juin 2012). En outre, le droit à l’objection de conscience garanti par l’article 9 de la Convention serait illusoire si un État était autorisé à organiser et à mettre en œuvre son système de service de remplacement d’une manière qui n’offrirait pas, que ce soit en droit ou en pratique, une solution de substitution au service militaire qui présente un caractère véritablement civil et qui ne soit ni dissuasive ni punitive (Adyan et autres c. Arménie, no 75604/11, § 67, 12 octobre 2017).
95. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour relève que l’Azerbaïdjan, lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, a pris l’engagement d’adopter une loi sur le service de remplacement conforme aux normes européennes dans les deux années suivant son adhésion (paragraphes 64-67 ci-dessus). Par ailleurs, l’article 76 § 2 de la Constitution prévoit la possibilité pour les personnes dont la conviction est contraire à l’exécution du service militaire actif d’effectuer un service de remplacement au lieu de ce service obligatoire, en renvoyant aux cas prévus par la loi (paragraphe 60 ci-dessus). Or la Cour constate, et les parties n’en disconviennent pas, qu’aucune loi sur le service de remplacement n’a été adoptée.
96. Dans ces circonstances, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle le règlement du 31 juillet 1992 peut passer pour fournir un cadre juridique prévoyant un service de remplacement respectueux du droit à l’objection de conscience tel que garanti par l’article 9 de la Convention. À cet égard, elle estime nécessaire de souligner qu’un système limité dans son champ d’application aux convictions religieuses des seuls membres du clergé remplissant une charge ecclésiastique et élèves des établissements religieux n’offre pas aux personnes revendiquant le statut d’objecteur de conscience – tels les requérants en l’espèce – la possibilité, aux fins de la préservation de leurs intérêts protégés par l’article 9 de la Convention, de bénéficier de ce statut. L’acceptation d’un tel système restrictif rendrait, en tout état de cause, illusoire le droit à l’objection de conscience tel que garanti par l’article 9 de la Convention en le vidant d’une grande partie de sa substance.
97. Le Gouvernement ne mentionne d’ailleurs aucun motif convaincant ou impérieux justifiant la limitation du bénéfice du droit à l’objection de conscience aux seuls membres du clergé remplissant une charge ecclésiastique et élèves des établissements religieux à raison de leurs convictions religieuses. Il se borne à mettre en avant la nécessité de défendre l’intégrité territoriale de l’État, sans toutefois expliquer pourquoi une telle limitation du droit à l’objection de conscience serait nécessaire pour assurer l’intégrité territoriale du pays.
98. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le système de service de remplacement fondé sur le règlement du 31 juillet 1992 ne peut passer pour ménager un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience. Dès lors, les mesures litigieuses, allant jusqu’à des peines d’emprisonnement, qui ont été prises à l’encontre des requérants en raison du refus de ces derniers d’effectuer le service militaire et qui résultaient de l’absence d’un système de service de remplacement offrant aux intéressés la possibilité de bénéficier du statut d’objecteur de conscience, s’analysent en une ingérence qui n’était pas nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 9 de la Convention.
99. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 7 À LA CONVENTION
100. Le premier requérant allègue également que la seconde condamnation pénale prononcée à son encontre pour refus de servir dans l’armée a emporté violation de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention.
101. La Cour note que la requête no 14604/08, dans le cadre de laquelle le requérant susmentionné a soulevé son grief relatif à sa première condamnation pénale, a été introduite le 7 mars 2008. Elle note aussi que la seconde procédure pénale engagée contre ledit requérant a pris fin par la décision de la Cour suprême du 29 décembre 2010, portant rejet du pourvoi en cassation formé par l’intéressé. Or celui-ci a attendu le 11 novembre 2011 pour l’informer de cette décision et exposer son grief afférent à sa seconde condamnation (paragraphe 22 ci-dessus). Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention soulevé par le premier requérant relativement à cette dernière condamnation est tardif, car il a été introduit le 11 novembre 2011, soit plus de six mois après le 29 décembre 2010. Ce grief doit donc être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 46 DE LA CONVENTION
102. Aux termes de l’article 46 de la Convention :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »
103. La Cour observe que la présente affaire met en lumière un problème lié à l’absence d’une loi sur le service de remplacement en Azerbaïdjan. L’adoption d’une telle loi constitue non seulement un engagement pris par l’Azerbaïdjan lors de son adhésion au Conseil de l’Europe (paragraphe 64 ci-dessus), mais également une exigence découlant de l’article 76 § 2 de sa Constitution (paragraphe 60 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour juge utile de souligner qu’une telle situation appelle en principe une action législative par l’État défendeur afin de satisfaire, en conformité avec le présent arrêt, aux obligations qui lui incombent d’assurer aux requérants et aux autres personnes dans la même situation le droit de bénéficier du droit à l’objection de conscience.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
104. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
105. Les requérants réclament les montants suivants au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi : 5 000 euros (EUR) pour le premier requérant, 8 400 EUR pour le deuxième requérant, 10 800 EUR pour le troisième requérant, 9 600 EUR pour le quatrième requérant et 3 500 EUR pour le cinquième requérant.
106. Le premier requérant sollicite également 269,50 manats azerbaïdjanais (AZN) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi. Il indique que le montant réclamé inclut l’amende qui lui a été infligée à la suite de sa seconde condamnation pénale, ainsi que les frais d’huissier de justice et de commission bancaire qu’il aurait exposés pour le paiement de cette amende.
107. Le Gouvernement considère que ces demandes sont excessives et non justifiées par les circonstances de la cause et que, en tout état de cause, un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante.
108. La Cour estime que les requérants ont subi un dommage moral du fait de leur condamnation pour avoir refusé de servir dans l’armée pour des raisons de conscience. Statuant en équité et conformément au principe non ultra petita (Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 71, 30 mars 2017), elle considère qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants l’intégralité des sommes réclamées pour préjudice moral. Par conséquent, elle alloue au premier requérant 5 000 EUR, au deuxième requérant 8 400 EUR, au troisième requérant 10 800 EUR, au quatrième requérant 9 600 EUR et au cinquième requérant 3 500 EUR.
109. Quant à la demande pour dommage matériel formulée par le premier requérant, la Cour observe qu’elle se rapporte au grief concernant la seconde condamnation de l’intéressé, tiré de l’article 4 du Protocole no 7 à la Convention, qu’elle a déclaré irrecevable pour tardiveté (paragraphe 101 ci-dessus). Dès lors, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette cette demande.
B. Frais et dépens
110. Les requérants sollicitent les sommes suivantes pour les frais et dépens engagés devant la Cour : 3 675 EUR pour le premier requérant, 3 575 EUR pour le deuxième requérant, 6 600 EUR pour le troisième requérant, 6 350 EUR pour le quatrième requérant et 4 850 EUR pour le cinquième requérant. À l’appui de leurs demandes, ils soumettent des lettres, émises par leurs représentants et signées uniquement par ces derniers, les invitant à payer les sommes indiquées à l’issue de la procédure devant la Cour.
111. Les requérants réclament également, factures à l’appui, les sommes suivantes pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes : 161 EUR pour le premier requérant, 430 EUR pour le deuxième requérant, 195 EUR pour le troisième requérant, 83 EUR pour le quatrième requérant et 100 EUR pour le cinquième requérant.
112. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont produit aucun justificatif pertinent, notamment aucun accord conclu avec leurs représentants ni aucun reçu montrant qu’ils ont effectivement payé ou ont l’obligation juridique de payer à ceux-ci les frais et dépens engagés devant la Cour. Il dit par ailleurs que les montants réclamés au titre des frais engagés devant la Cour sont excessifs eu égard au manque de complexité que présenterait l’affaire et au caractère répétitif que revêtiraient les observations des requérants.
113. Selon la jurisprudence établie de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Conformément à l’article 60 du règlement de la Cour, tout requérant qui sollicite une satisfaction équitable doit soumettre par écrit ses prétentions, chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la chambre peut rejeter tout ou partie de la demande (Malik Babayev c. Azerbaïdjan, no 30500/11, § 97, 1er juin 2017, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 2), no 919/15, § 272, 16 novembre 2017). En l’espèce, la Cour relève que les requérants n’ont pas produit de documents montrant qu’ils ont payé ou ont l’obligation juridique de payer les frais et dépens engagés devant elle. En outre, la Cour considère que les lettres émises par les représentants des requérants, signées uniquement par ceux-ci, ne peuvent passer pour un contrat faisant peser sur les intéressés l’obligation juridique de payer les sommes qui seront réclamées à l’issue de la procédure devant elle (comparer avec Rizvanov c. Azerbaïdjan, no 31805/06, §§ 85-89, 17 avril 2012, et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 372, 28 novembre 2017). Il s’ensuit que la demande des requérants relative aux frais et dépens engagés devant la Cour doit être rejetée.
114. Quant à la demande afférente aux frais et dépens engagés devant les juridictions internes, la Cour estime qu’elle est dûment étayée et qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants l’intégralité des sommes réclamées à ce titre. Par conséquent, elle alloue au premier requérant 161 EUR, au deuxième requérant 430 EUR, au troisième requérant 195 EUR, au quatrième requérant 83 EUR et au cinquième requérant 100 EUR.
C. Intérêts moratoires
115. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables quant au grief tiré de l’article 9 de la Convention, et irrecevables pour le surplus ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en manats azerbaïdjanais, au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros) au premier requérant, 8 400 EUR (huit mille quatre cents euros) au deuxième requérant, 10 800 EUR (dix mille huit cents euros) au troisième requérant, 9 600 EUR (neuf mille six cents euros) au quatrième requérant et 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) au cinquième requérant, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes, pour dommage moral,
ii. 161 EUR (cent soixante et un euros) au premier requérant, 430 EUR (quatre cent trente euros) au deuxième requérant, 195 EUR (cent quatre-vingt-quinze euros) au troisième requérant, 83 EUR (quatre-vingt-trois euros) au quatrième requérant et 100 EUR (cent euros) au cinquième requérant, plus tout montant pouvant être dû par les intéressés à titre d’impôt sur ces sommes, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger GreffièrePrésidente
ANNEXE
No
Requêtes Nos
Introduites le
Requérants
Date de naissance
Lieu de résidence
Représenté par
1.
14604/08
07/03/2008
Mushfig Faig oglu MAMMADOV
01/07/1983
Baku
Samir Asif oglu HUSEYNOV
28/11/1984
Baku
Richard COOK
Irma REVAZISHVILI
Reinhard KOHLHOFER
2.
45823/11
18/07/2011
Farid Hasan oglu MAMMADOV
16/12/1987
Baku
Richard COOK
Andre CARBONNEAU
Jason WISE
3.
76127/13
03/12/2013
Fakhraddin Jeyhun oglu MIRZAYEV
19/03/1993
Ganja
Richard COOK
Andre CARBONNEAU
Jason WISE
4.
41792/15
21/08/2015
Kamran Ziyafaddin oglu MIRZAYEV
25/09/1994
Baku
Shane BRADY
Andre CARBONNEAU
Jason WISE