EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SİNAN IŞIK c. TURQUIE
(Requête no 21924/05)
ARRÊT
STRASBOURG
2 février 2010
DÉFINITIF
02/05/2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Sinan Işık c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise
Tulkens,
présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
juges,
et de Sally Dollé,
greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 21924/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Sinan Işık (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 juin 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me K. Genç, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier que le rejet de sa demande de remplacement de la mention « islam » par celle de sa confession « alévie » sur sa carte d'identité était contraire à l'article 9 de la Convention. Il invoquait également une violation des articles 6 et 14 de la Convention.
4. Le 15 janvier 2008, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. M. Işık est né en 1962 et réside à Izmir. Il est de confession « alévie ». Cette confession, profondément enracinée dans la société et l'histoire turques, est influencée notamment par le soufisme ainsi que par certaines croyances préislamiques. Certains penseurs alévis considèrent que celle-ci constitue une religion à part, alors que pour les autres, il s'agit de l'« essence » ou « la forme originelle » de l'islam. Sa pratique religieuse diffère de celle des écoles sunnites1 de l'islam sur de nombreux points, tels que la prière, le jeûne ou le pèlerinage (Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, § 8, CEDH 2007-XI).
6. Le requérant affirme que sa carte d'identité, établie par l'officier de l'état civil, contient une rubrique consacrée à la religion et où figure la mention « islam », alors qu'il n'adhère pas à cette religion.
7. Le 7 mai 2004, il intenta devant le tribunal de grande instance d'Izmir une action tendant à l'inscription de la mention « alévi» sur sa carte d'identité au lieu de la mention « islam ». Les parties pertinentes de son mémoire introductif d'instance peuvent se traduire comme suit :
« (...) la mention de l'islam sur ma carte d'identité ne reflète pas la réalité. En étant un citoyen alévi de la République de Turquie, j'ai cru, au regard de mes croyances et des connaissances acquises, une personne ne pouvait être à la fois « alévi » et « islam » (sic !). En tant que citoyen de la République laïque de Turquie, qui protège constitutionnellement la liberté de religion et de conscience, je refuse de porter plus avant le poids de cette injustice et de cette contradiction fondée sur la volonté de compenser une peur, qui n'a aucun lien avec la réalité et qui blesse profondément. »
8. A la suite de la demande du tribunal, le 9 juillet 2004, le conseiller juridique de la direction des affaires religieuses déposa son avis sur la demande du requérant. Il considéra notamment que le fait de mentionner les interprétations religieuses ou les sous-cultures dans la place consacrée à la religion sur les cartes d'identité ne pouvait se concilier avec l'unité nationale, les principes républicains et le principe de laïcité. Pour ce faire, il soutint notamment que le terme « alévi », qui désigne un sous-groupe au sein de l'islam, ne pouvait être considéré comme une religion indépendante ou une branche (« mezhep ») de l'islam. Il s'agissait d'une interprétation de l'islam influencée par le soufisme et ayant des caractéristiques culturelles spécifiques.
9. Le 7 septembre 2004, le tribunal rejeta la demande du requérant. Il formula notamment les considérations suivantes :
« 1. (...) la place consacrée à la religion sur les cartes d'identité contient une information générale quant à la religion des citoyens. Il convient donc d'examiner si Alévilik (confession des alévis) constitue une religion indépendante ou une interprétation de l'islam. Il ressort de l'avis déposé par la présidence de la direction des affaires religieuses que la confession des alévis est une interprétation de l'islam influencée par le soufisme et ayant des caractéristiques culturelles spécifiques (...) Par conséquent, cette confession constitue une interprétation de l'islam et non une religion en tant que telle, conformément aux principes généraux dégagés en la matière. Par ailleurs, seules les religions de manière générale sont mentionnées dans les cartes d'identité et non une interprétation ou une branche d'une quelconque religion. Il n'y a donc pas d'erreur quant à l'indication de la mention « islam » sur la carte d'identité du requérant, qui se déclare « alévi ».
2. Il ressort par ailleurs des livres ou articles présentés par la partie demanderesse qu'Ali2 est présenté en tant que « lion d'Allah » ou de manière similaire. Le fait que certaines poésies contiennent des expressions différentes ne signifie pas que la confession des alévis se situe en dehors de l'islam. Dès lors qu'Ali est l'un des quatre califes de l'islam et qu'il est le gendre de Mahomet, il doit être considéré comme une des personnalités éminentes de l'islam (...)
3. Par exemple, dans le christianisme aussi, il existe des sous-groupes, tels que les catholiques, les protestants, qui sont toutefois fondés sur les bases chrétiennes. C'est-à-dire que lorsqu'une personne adhère à l'une des interprétations de l'islam, cela ne signifie pas que celle-ci se situe en dehors de l'islam (...) »
10. A une date non précisée, le requérant se pourvut en cassation. Il se plaignit du fait d'être obligé de révéler sa croyance en raison de la mention obligatoire de la religion reprise sur sa carte d'identité, sans son consentement, en méconnaissance du droit à la liberté de religion et de conscience, au sens de l'article 9 § 1 de la Convention. Il soutint en outre que la mention litigieuse découlant de l'article 43 de la loi no 1587 sur l'état civil ne pouvait passer pour compatible avec l'article 24 § 3 de la Constitution en vertu duquel « nul ne peut être contraint de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ». Il déclara également avoir présenté deux demandes consistant à obtenir, d'une part, la suppression de la mention de la religion sur sa carte d'identité, en l'occurrence l'islam et, d'autre part, l'inscription d'« alévi » dans la case en question. Il déclara que la juridiction de première instance aurait pu examiner les deux demandes séparément : accepter la première et rejeter la deuxième en considérant que la mention litigieuse n'était pas compatible avec l'article 24 § 3 de la Constitution. Il contesta enfin la procédure ayant abouti au refus de sa demande, dans le cadre de laquelle la direction des affaires religieuses avait qualifié sa confession d'une interprétation de l'islam.
11. Le 21 décembre 2004, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance sans autre motivation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Droit interne
1. Constitution
12. L'article 10 se lit comme suit :
« Tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d'opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de secte, ou distinction fondée sur des considérations similaires.
(...)
Les organes de l'État et les autorités administratives sont tenus d'agir conformément au principe de l'égalité devant la loi en toute circonstance. »
13. Les parties pertinentes de l'article 24 sont libellées comme suit :
« Chacun a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse.
(...)
Nul ne peut être contraint de participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ni inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses (...) »
14. L'article 136 dispose :
« La direction des affaires religieuses, qui fait partie de l'administration générale, remplit les fonctions qui lui sont confiées en vertu de la loi spécifique qui la régit, conformément au principe de laïcité, en se tenant à l'écart de toutes opinions et idées politiques, et en se fixant pour but de réaliser la solidarité et l'union nationales. »
2. Loi no 1587 sur l'état civil
15. Les passages pertinents de l'article 43 de la loi no 1587 sur l'état civil (Nüfus Kanunu), tel qu'en vigueur à l'époque des faits, étaient ainsi libellées :
« Les registres d'état civil reprennent les informations suivantes concernant les individus et les familles (...)
a. Informations concernant l'état civil :
1. Prénom et nom, sexe, prénoms et noms des parents, nom de jeune fille ;
2. Lieu et date de naissance et date de l'inscription au registre (année, mois et jour) ;
3. Rectifications (...)
b. Autres informations
(...)
2. La religion de l'intéressé ;
(...) »
3. Jurisprudence constitutionnelle
16. Par un arrêt du 21 juin 1995 publié au Journal officiel le 14 octobre 1995, la Cour constitutionnelle déclara l'article 43 de la loi no 1587 conforme aux articles 2 (laïcité) et 24 (liberté de religion) de la Constitution. Les juges constitutionnels considérèrent notamment :
« L'État doit connaitre les caractéristiques de ses citoyens. Ce besoin d'information est fondé sur les nécessités de l'ordre public, de l'intérêt général, et sur les impératifs économiques, politiques et sociaux (...)
L'État laïc doit être neutre à l'égard des religions. Dans ce contexte, le fait de mentionner la religion sur les cartes d'identité ne peut entraîner une inégalité entre les citoyens (...) Toutes les religions ont la même place dans le cadre d'un État laïc. Personne ne peut s'immiscer dans les croyances d'autrui ou l'absence de croyances. Par ailleurs, la règle contestée s'applique à toutes les croyances et donc elle ne peut entraîner une discrimination (...)
L'on ne peut interpréter la règle selon laquelle « [n]ul ne peut être contraint (...) de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses » comme une interdiction de mentionner la religion de la personne dans les registres officiels. La Constitution interdit la contrainte.
La contrainte concerne la divulgation des croyances et des convictions religieuses. Il n'est pas possible de limiter la notion de « croyances et convictions religieuses » par la mention d'une information concernant la religion de chacun dans les registres d'état civil pour des buts démographiques. Cette notion est large, et couvre de nombreux éléments ayant trait à la religion ou à la croyance.
La règle selon laquelle « [n]ul ne peut être contraint (...) de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses » doit être lue en combinaison avec la règle en vertu de laquelle « nul ne peut être blâmé ni inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses ». Il ne s'agit là nullement d'une contrainte, d'un blâme ou d'une inculpation.
Par ailleurs, en vertu de l'article 266 du code civil, « une personne majeure est libre de choisir sa religion ». Par conséquent, celui qui souhaite changer sa religion figurant dans le registre d'état civil peut présenter une telle demande à la direction d'état civil. Cette modification est faite sur l'ordre de l'autorité décentralisée. De même, celui qui souhaite supprimer intégralement cette mention ou faire inscrire une pensée qui ne peut être admise comme une religion a la possibilité de saisir les juridictions civiles (...)
En conclusion, l'article 43 du code civil ne constitue pas une disposition qui peut être considérée comme une contrainte. Il s'agit d'une information concernant la religion de la personne qui est transmise au registre d'état civil pour des motifs d'ordre public, d'intérêt général, de besoins sociaux (...) »
Cinq juges constitutionnels sur onze se sont opposés à l'argumentation de la majorité, considérant que la mention de la religion sur les registres d'état civil et sur les cartes d'identité ne se conciliait pas avec l'article 24 de la Constitution. Un des juges minoritaires considéra notamment que :
« En vertu de la loi no 1587 sur l'état civil, les parents ou les représentants légaux des enfants se voient obligés de déclarer la religion de leurs enfants, faute de quoi aucune inscription ne sera faite. L'inscription de la religion dans le registre de la famille, ainsi que sur les cartes d'identité avant que l'enfant ne soit majeur et sans son consentement, constitue en fait une divulgation forcée de la religion dans la vie quotidienne (...) En effet, cette obligation de divulgation, du fait de la mention de la religion dans un document attestant de l'état civil, et la présentation de ce document lors de l'inscription à une école ou de l'accomplissement des formalités concernant le service militaire correspondent, à mes yeux, bel et bien à une « contrainte ». »
4. Loi no 5490 relative aux services de l'état civil et règlement portant application de ladite loi
17. Les passages pertinents des articles 7 et 35 de la loi no 5490 relative aux services de l'état civil (Nüfus Hizmetleri Kanunu), entrée en vigueur le 29 avril 2006 (cette loi abrogea la loi no 1587 précitée), se lisent ainsi :
Article 7
Informations personnelles requises dans les registres d'état civil
« 1. Un registre d'état civil est établi pour chaque quartier ou village. Les registres d'état civil contiennent les informations suivantes :
(...)
e) La religion de l'intéressé.
(...) »
Article 35
Rectification des données
« 1. Aucune inscription des registres d'état civil ne peut être rectifiée sans une décision définitive judiciaire (...)
2. Les informations relatives à la religion de l'individu sont inscrites ou modifiées conformément aux déclarations écrites de l'intéressé ; la case réservée à cet égard peut être laissée vide ou l'information peut également être effacée. »
18. L'article 82 du règlement adopté le 29 septembre 2006 portant application de la loi no 5490 relative aux services de l'état civil précitée, est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
Article 82
Demandes relatives aux données concernant la religion
« Les informations relatives à la religion des individus sont inscrites, modifiées, effacées ou omises selon les déclarations écrites des individus. Les demandes de modification ou d'effacement des données relatives à la religion ne font pas l'objet d'une limitation quelconque. »
5. La direction des affaires religieuses
19. La direction des affaires religieuses fut instaurée en vertu de la loi no 633 du 22 juin 1965, publiée au Journal officiel le 2 juillet 1965, portant sur l'instauration et les fonctions de la présidence des affaires religieuses. En vertu de son article premier, la présidence des affaires religieuses, rattachée au premier ministre, est chargée de traiter des affaires dans le domaine des croyances, du culte et de la moral de l'islam et de gérer les lieux de culte. Au sein de la direction, le Conseil supérieur des affaires religieuses constitue la plus haute autorité de décision et de consultation. Il est composé de seize membres, désignés par le président de la direction. Il est compétent pour répondre à des questions concernant la religion (article 5 de la loi no 633).
B. Lignes directrices visant l'examen des lois affectant la religion ou les convictions religieuses, adoptées par la Commission de Venise
20. Les parties pertinentes du document intitulé « Lignes directrices visant l'examen des lois affectant la religion ou les convictions religieuses », adoptées par la Commission de Venise lors de sa 59e session plénière (Venise, 18 et 19 juin 2004) peuvent se lire comme suit :
« II. Questions de fond généralement soulevées par la législation
2. Définition du terme « religion ». La législation tente fréquemment – et cela se comprend – de définir le mot « religion » ou des termes associés (« sectes », « cultes », « religion traditionnelle », etc.). Cependant, aucune définition généralement acceptée de ces vocables ne figurant dans le droit international, de nombreux États se sont heurtés à des difficultés terminologiques. D'aucuns prétendent même que ces mots ne sauraient être définis au sens juridique, en raison de l'ambiguïté inhérente au concept même de religion. Une erreur définitionnelle courante consiste à exiger une croyance en Dieu pour qualifier une activité de religion alors que le bouddhisme classique et l'hindouisme – pour ne citer que deux contre-exemples manifestes – sont respectivement non théiste et polythéiste. (...)
3. Religion ou conviction. Les normes internationales n'évoquent jamais la religion considérée isolément mais la « religion ou la conviction ». Ce dernier vocable désigne généralement des convictions profondes relatives à la condition humaine et au monde. De sorte que l'athéisme et l'agnosticisme, par exemple, sont habituellement considérés comme ayant droit à la même protection que les croyances religieuses. Nombreuses sont les législations qui ne protègent pas de manière adéquate (ou qui ne mentionnent même pas) les droits des non-croyants. (...)
B. Valeurs fondamentales sous-tendant les normes internationales relatives à la liberté de religion ou de conviction
Un consensus très large s'est dégagé au sein de la zone OSCE sur les contours du droit à la liberté de religion ou de conviction, tel qu'il est formulé dans les instruments internationaux applicables. Les points essentiels qu'il convient de prendre en considération pendant l'examen de la législation pertinente sont les suivants :
1. For intérieur (forum internum). Les principaux instruments internationaux confirment que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ». Contrairement aux manifestations de la religion, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion dans le for intérieur (forum internum) est absolu et ne saurait être soumis à la moindre limite. Ainsi, par exemple, il est inadmissible d'adopter une loi imposant la déclaration non volontaire des croyances religieuses (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
21. Le requérant allègue la violation de l'article 9 de la Convention, qui se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
22. Le requérant se plaint du fait d'être obligé de révéler sa croyance en raison de la mention obligatoire de la religion reprise sur sa carte d'identité, sans son consentement, en méconnaissance du droit à la liberté de religion et de conscience. Selon lui, la mention litigieuse ne peut passer pour compatible avec l'article 24 § 3 de la Constitution en vertu duquel « nul ne peut être contraint de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ». Il souligne que ce document public devait être présenté à la demande d'une administration publique, d'une entreprise privée ou dans le cadre d'une formalité quelconque.
Il affirme par ailleurs avoir présenté une demande tendant à obtenir le remplacement de la mention « islam » par celle de sa confession « alévie » sur sa carte d'identité, en considérant que la mention existante ne correspondait pas à la réalité. Il conteste à cet égard la procédure ayant abouti au refus de sa demande, au cours de laquelle la Direction des affaires religieuses avait qualifié sa confession d'une interprétation de l'islam.
A. Sur la recevabilité
1. Non-épuisement des voies de recours internes
23. Le Gouvernement affirme que le requérant, qui s'est contenté de demander aux autorités judiciaires le remplacement de la mention « islam » par celle de sa confession « alévie » sur sa carte d'identité, n'a pas valablement épuisé les voies de recours internes quant à son grief tiré de la liberté de religion et de conscience. En effet, selon lui, le requérant n'a jamais soutenu que cette mention de la religion sur sa carte d'identité serait contraire à sa liberté de religion et de conscience.
24. Le requérant n'a pas présenté d'observations en réponse sur ce point dans le délai imparti.
25. La Cour rappelle que le fondement de la règle de l'épuisement des voies de recours internes énoncée à l'article 35 § 1 de la Convention consiste en ce qu'avant de saisir la Cour, le requérant doit avoir donné à l'État défendeur la faculté de remédier aux violations alléguées par des moyens internes, en utilisant les ressources judiciaires offertes par la législation nationale, pourvu qu'elles se révèlent efficaces et suffisantes (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I).
26. En l'occurrence, la Cour observe que, dans son mémoire introductif d'instance, soulignant son profond désaccord quant à l'obligation qui lui a été faite d'avoir une carte d'identité sur laquelle sa religion est indiquée en tant que « islam », le requérant a clairement remis en cause la mention litigieuse en se prévalant de la protection constitutionnelle de la liberté de religion et de conscience ; de même que sa citoyenneté d'un État laïc (paragraphe 7 ci-dessus).
27. La Cour rappelle qu'à l'époque des faits, la mention de la religion sur les cartes d'identité était obligatoire en Turquie et que celle-ci avait été jugée conforme à l'article 24 § 3 de la Constitution par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 21 juin 1995, nonobstant l'énoncé même de cette disposition constitutionnelle selon laquelle « nul ne peut être contraint de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ».
28. Partant, vu le cadre juridique de l'époque décrit ci-dessus, en demandant le remplacement de la mention « islam » par celle de sa confession « alévie » sur sa carte d'identité, la Cour ne doute pas que le requérant tendait à bénéficier de la protection constitutionnelle de la liberté de religion et de conscience, telle que garantie par l'article 24 § 3 de la Constitution turque. Cela vaut d'autant plus que devant la Cour de cassation, celui-ci avait clairement contesté la mention obligatoire de la religion, en demandant alternativement la suppression de celle-ci sur sa carte d'identité (paragraphe 10 ci-dessus).
29. Par conséquent, la Cour estime que le requérant a clairement invoqué dans ses mémoires présentés aux juridictions turques les griefs qu'il tire de l'article 9 de la Convention. Il convient donc de rejeter l'exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.
2. Qualité de victime
30. Le Gouvernement soutient que le requérant ne peut se prétendre victime d'une violation de son droit à la liberté de manifester sa religion. Selon lui, le rejet de la demande du requérant n'enfreint pas l'essence de sa liberté de manifester sa religion, puisque la mention de la religion sur la carte d'identité ne saurait être interprétée comme une mesure contraignant tout citoyen turc à divulguer ses croyances et ses convictions religieuses et comme une restriction à la liberté de manifester sa religion par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. Par ailleurs, se référant à la jurisprudence des tribunaux turcs (paragraphe 16 ci-dessus), le Gouvernement soutient que celui qui souhaite supprimer intégralement cette mention a la possibilité de saisir les juridictions civiles.
31. La Cour considère que l'argument tiré du défaut de qualité de victime du requérant avancé par le Gouvernement soulève des questions étroitement liées à la substance du grief que le requérant fonde sur l'article 9 de la Convention, de sorte qu'il y a lieu de le joindre au fond (voir, mutatis mutandis, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 19, série A no 32).
3. Autres motifs d'irrecevabilité
32. La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur l'observation de l'article 9 de la Convention
1. Thèses des parties
33. Le Gouvernement affirme qu'il n'y a eu aucune ingérence dans l'exercice par l'intéressé de son droit à la liberté de religion, parce que la mention de la religion sur les cartes d'identité ne peut avoir aucun rapport direct avec la liberté de religion et de conscience. Elle ne saurait être interprétée comme une contrainte exercée pour la divulgation de ses croyances et de ses convictions religieuses et comme une restriction à la liberté de manifester sa religion par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.
34. Se référant à l'arrêt de la Cour constitutionnelle turque du 21 juin 1995 (paragraphe 16 ci-dessus), le Gouvernement soutient également que la mention de la religion sur les cartes d'identité ne touche pas la substance du droit à la liberté de religion et de conviction ; elle serait fondée sur les impératifs liés à l'ordre public, à l'intérêt général et aux besoins sociaux. Il ne s'agit là nullement d'une contrainte exercée pour obtenir la divulgation des convictions de chacun ou de blâmer ou d'inculper une personne à cause de ses convictions. La République de Turquie est un État laïc où la liberté de religion est expressément consacrée par la Constitution. L'acte incriminé ne s'analyserait donc pas en une restriction à la liberté de religion du requérant.
35. Par ailleurs, pour le Gouvernement, le contenu de la carte d'identité ne saurait être déterminé en fonction des souhaits de chaque personne. Compte tenu de la multitude de confessions au sein de l'islam (par exemple « Hanefi », « Shafii », etc.) ou des ordres mystiques (tels que « Mevlevi », « Quadiri », « Naqshibandi » etc.), il est nécessaire de ne pas mentionner les diverses confessions ou branches d'une même religion pour préserver l'ordre public et la neutralité de l'État. En ce qui concerne le rôle de la direction des affaires religieuses, le Gouvernement fait valoir que, selon la législation pertinente, celle-ci est chargée de donner des avis sur des questions ayant trait à la religion musulmane. Elle fonctionne dans le respect du principe de laïcité et est chargée de prendre en considération les bases fondamentales de la religion musulmane qui sont valables pour tous les musulmans. Par ailleurs, se référant à l'article 10 de la Constitution (paragraphe 12 ci-dessus), il souligne que l'État est tenu d'assurer l'égalité de traitement des différents cultes et interprétations au sein de la même religion.
36. Le requérant, qui n'a pas présenté ses observations dans le délai imparti, avait soutenu dans son formulaire de requête que le rejet de sa demande de remplacement de la mention « islam » par celle de sa confession « alévie » sur sa carte d'identité s'analyse en une ingérence dans son droit à la liberté d'exercer sa religion. De même, il se plaint d'être obligé de révéler sa croyance en raison de cette mention obligatoire reprise sur sa carte d'identité.
2. Appréciation de la Cour
37. La Cour rappelle que, telle que protégée par l'article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l'une des assises d'une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d'adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).
38. Si la liberté de religion relève d'abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. Par ailleurs, la Cour a déjà eu l'occasion de consacrer des droits négatifs au sein de l'article 9 de la Convention, notamment la liberté de ne pas adhérer à une religion et celle de ne pas la pratiquer (voir, dans ce sens, Kokkinakis, et Buscarini et autres, précités).
39. La Cour note que le requérant, qui déclare adhérer à la confession d'alévi, devait porter une carte d'identité sur laquelle figurait l'islam en tant que sa religion. L'intéressé a intenté le 7 mai 2004 une action devant le tribunal de grande instance d'Izmir afin de faire inscrire sa confession dans la rubrique réservée à la religion (paragraphe 7 ci-dessus). Par ailleurs, devant la Cour de cassation, il avait contesté la mention obligatoire de la religion, en demandant alternativement la suppression de celle-ci sur sa carte d'identité, en se prévalant de son droit de ne pas être obligé de manifester ses convictions (paragraphe 10 ci-dessus). Cependant, se fondant sur un avis donné par la direction des affaires religieuses, le tribunal a rejeté ces demandes au motif que « seules les religions de manière générale sont mentionnées sur les cartes d'identité et non une interprétation ou une branche d'une quelconque religion ». Pour le tribunal interne, « la confession des alévis est une interprétation de l'islam influencée par le soufisme et ayant des caractéristiques culturelles spécifiques » (paragraphe 9 ci-dessus).
40. La Cour observe que, selon la législation interne applicable au moment des faits, le requérant, comme chaque citoyen turc, devait porter une carte d'identité sur laquelle figurait sa religion. Ce document public devait être présenté à la demande d'une administration publique, d'une entreprise privée ou dans le cadre d'une formalité quelconque pour l'identification du porteur.
41. A cet égard, la Cour estime nécessaire de rappeler que dans l'affaire Sofianopoulos et autres c. Grèce ((déc.), nos 1977/02, 1988/02 et 1997/02, CEDH 2002-X), elle a considéré que la carte d'identité ne pouvait être considérée comme un moyen destiné à assurer aux fidèles, de quelques religion ou confession qu'ils soient, le droit d'exercer ou de manifester une religion. En revanche, elle considère que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction comporte également un aspect négatif, à savoir le droit pour l'individu de ne pas être obligé de manifester sa religion ou sa conviction et de ne pas être obligé d'agir en sorte qu'on puisse tirer comme conclusion qu'il a – ou n'a pas – de telles convictions. Par conséquent, les autorités étatiques n'ont pas le droit d'intervenir dans le domaine de la liberté de conscience de l'individu et de rechercher ses convictions religieuses ni de l'obliger à manifester ses convictions concernant la divinité (Alexandridis c. Grèce, no 19516/06, § 38, CEDH 2008-....).
La Cour examinera l'affaire sous l'angle de l'aspect négatif de la liberté de religion et de conscience, à savoir le droit pour l'individu de ne pas être obligé de manifester ses convictions.
42. A cet égard, la thèse du Gouvernement selon laquelle la mention litigieuse ne pouvait être interprétée comme une mesure contraignant tout citoyen turc à divulguer ses croyances et convictions religieuses ne saurait être suivie par la Cour. Il s'agit là du droit de ne pas divulguer sa religion ou sa conviction, qui relève du for intérieur de chacun. Ce droit est inhérent à la notion de la liberté de religion et de conscience. A interpréter l'article 9 comme autorisant n'importe quelle sorte de coercition visant à extérioriser sa religion ou conviction, on toucherait à la substance même de la liberté qu'il entend garantir (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 52, série A no 44 ; voir aussi l'opinion dissidente d'un des juges de la Cour constitutionnelle, paragraphe 16 ci-dessus).
43. Par ailleurs, compte tenu de l'usage fréquent de la carte d'identité (inscription aux écoles, contrôle d'identité, service militaire, etc.), la mention des convictions religieuses dans des documents officiels tels que les cartes d'identité risque d'ouvrir à des situations discriminatoires dans les relations avec l'administration (Sofianopoulos et autres, précité).
44. De surcroît, la Cour n'aperçoit pas pourquoi il serait nécessaire de mentionner la religion dans les registres d'état civil ou sur les cartes d'identité pour des raisons démographiques, ce qui impliquerait nécessairement une législation imposant la déclaration non volontaire des croyances religieuses.
45. La Cour observe par ailleurs que le requérant conteste la procédure ayant abouti au refus de la demande, au cours de laquelle la Direction des affaires religieuses avait qualifié sa confession d'une interprétation de l'islam (paragraphe 22 ci-dessus). A cet égard, elle rappelle avoir toujours souligné que, dans une société démocratique où l'État est l'ultime garant du pluralisme, y compris du pluralisme religieux, le rôle des autorités ne consiste pas à prendre des mesures qui peuvent privilégier une des interprétations de la religion au détriment des autres, ou qui visent à contraindre une communauté divisée ou une partie de celle-ci à se placer, contre son gré, sous une direction unique (Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999-IX). Le devoir de neutralité et d'impartialité de l'État, tel que défini dans sa jurisprudence, est incompatible avec un quelconque pouvoir d'appréciation par l'État de la légitimité des croyances religieuses, et ce devoir impose à celui-ci de s'assurer que des groupes opposés l'un à l'autre, fussent-ils issus d'un même groupe, se tolèrent (voir, mutatis mutandis, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV ; voir aussi Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 123, CEDH 2001-XII).
46. La Cour estime par conséquent que l'appréciation donnée quant à la confession du requérant par les tribunaux internes, sur la base d'un avis émis par une autorité chargée des affaires dans le domaine de la religion musulmane, ne saurait se concilier avec le devoir de neutralité et d'impartialité de l'État.
47. Le Gouvernement attire l'attention de la Cour sur le fait que le requérant a, depuis l'amendement législatif adopté par la loi no 5490, la possibilité de demander que la case réservée à la religion soit laissée vide (paragraphes 17-18 ci-dessus).
48. La Cour observe qu'en vertu de la loi no 5490 du 29 avril 2006, les registres d'état civil contiennent toujours une information sur la religion des individus (article 7 de cette loi). Cependant, selon son article 35 § 2 « [l]es informations relatives à la religion de l'individu sont inscrites ou modifiées conformément aux déclarations écrites de l'intéressé ; la case réservée à cet égard peut aussi être laissée vide ou l'information peut également être effacée. »
49. Pour la Cour, cet amendement n'affecte en rien les considérations exprimées ci-dessus puisque la case consacrée à la religion – vide ou complétée – continue à exister sur les cartes d'identité. Par ailleurs, les personnes qui souhaitent modifier l'information concernant la religion figurant sur leur carte d'identité ou qui refusent de mentionner leur religion sur celle-ci doivent présenter une déclaration écrite. Bien que les textes législatifs et réglementaires soient muets quant au contenu de cette déclaration, la Cour observe que le simple fait de demander la suppression de la religion sur les registres civils pourrait constituer la divulgation d'une information relative à un aspect de l'attitude des individus envers le divin (voir, mutatis mutandis, Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 98, CEDH 2007-VIII, et Hasan et Eylem Zengin, précité, § 73).
50. Il en va ainsi pour le requérant. Il doit déclarer sa confession aux autorités pour obtenir l'inscription de celle-ci sur sa carte d'identité. Cette carte, ainsi obtenue et utilisée couramment dans la vie quotidienne, constitue de facto un document imposant au requérant la déclaration involontaire de ses croyances religieuses lors de chaque usage.
51. Quoi qu'il en soit, lorsque les cartes d'identité comportent une case consacrée à la religion, le fait de laisser celle-ci vide a inévitablement une connotation spécifique. Les titulaires d'une carte d'identité sans information concernant la religion se distingueraient, contrairement à leur gré et en vertu d'une ingérence des autorités publiques, des personnes qui ont une carte d'identité sur laquelle figurent leurs convictions religieuses. Par ailleurs, l'attitude consistant à demander qu'aucune mention ne figure sur les cartes d'identité a un lien étroit avec les convictions les plus profondes de l'individu. Dès lors, la Cour estime que la divulgation d'un des aspects les plus intimes de l'individu est toujours en jeu.
52. Pareille situation va sans nul doute à l'encontre du concept de liberté de ne pas manifester sa religion ou sa conviction. Cela dit, pour la Cour, l'atteinte en question tire son origine non du refus de la mention de la confession du requérant, qui est alévi, sur sa carte d'identité mais d'un problème tenant à la mention – obligatoire ou facultative – de la religion sur celles-ci. Elle conclut par conséquent que le requérant peut toujours se prétendre victime d'une violation, nonobstant l'amendement législatif intervenu le 29 avril 2006 et rejette l'exception du Gouvernement (paragraphe 31 ci-dessus).
53. Il y a donc eu violation de l'article 9 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 14 DE LA CONVENTION
54. Le requérant se plaint ensuite d'une violation de l'article 6 de la Convention au motif que le tribunal de grande instance a uniquement demandé l'avis de la direction des affaires religieuses, une institution publique. Selon lui, cette institution n'est pas une instance habilitée à fournir un avis sur les alévis puisqu'elle n'est pas spécialisée quant à la confession des alévis et elle ne s'y intéresse pas. Il ajoute que si le tribunal avait demandé l'avis de la Fédération de l'union des associations des alévis-Bektâchî (union privée des associations d'alévis), son interprétation aurait été différente de celle de la direction des affaires religieuses. Aussi le tribunal aurait-il dû demander l'avis de cette fédération ou des spécialistes des affaires religieuses. Partant, selon le requérant, les juridictions internes ont effectué une enquête insuffisante qui serait à l'origine du manque d'équité de la procédure.
55. Enfin, le requérant signale que sa demande aurait été rejetée par les juridictions internes parce qu'il adhérait à la confession alévie. Le tribunal de grande instance s'est seulement contenté de demander l'avis d'une institution publique qui nierait l'existence même des alévis et n'a pas sollicité l'avis de la fédération précitée. Selon le requérant, cela constituerait une discrimination et donc une violation de l'article 14 de la Convention.
56. Le Gouvernement combat ses thèses.
57. La Cour relève que ces griefs sont liés à celui qu'elle a examiné ci-dessus et doivent donc aussi être déclarés recevables. Toutefois, eu égard au constat relatif à l'article 9 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément s'il y a eu, en l'espèce, violation des autres dispositions invoquées par le requérant.
IV. SUR L'APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION
58. Les articles 41 et 46 de la Convention disposent comme suit :
Article 41
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
Article 46
« 1. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. »
59. Le requérant n'a pas formulé dans le délai imparti de demande de satisfaction équitable. Dès lors, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de lui octroyer une somme à ce titre.
60. La Cour observe par ailleurs qu'elle a, en l'espèce, jugé que le fait de mentionner la religion de ses citoyens dans les registres d'état civil ou sur les cartes d'identité est incompatible avec la liberté de ne pas manifester sa religion (paragraphe 53 ci-dessus). Ces conclusions impliquent en soi que la violation du droit du requérant, tel que garanti par l'article 9 de la Convention, tire son origine d'un problème tenant à la mention – obligatoire ou facultative – de la religion sur les cartes d'identité. A cet égard, elle considère que la suppression de la case consacrée à la religion pourrait constituer une forme appropriée de réparation qui permettrait de mettre un terme à la violation constatée.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;
2. Joint au fond, par six voix contre une, l'exception du Gouvernement tirée de l'absence de qualité de victime et la rejette par six voix contre une ;
3. Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 9 de la Convention ;
4. Dit, par six voix contre une, qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément s'il y a eu, en l'espèce, violation des articles 6 et 14 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 février 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée du juge Cabral Barreto.
F.T.
S.D.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE CABRAL BARRETO
A mon vif regret, je ne peux adhérer au constat de violation de l'article 9 de la Convention auquel parvient la majorité, et cela pour des raisons de forme et de fond.
1. L'arrêt a examiné la requête sous trois aspects :
a) la demande du requérant de voir remplacer la mention de la religion « islam » par « alevi » ;
b) ou, à titre subsidiaire, la demande consistant à obtenir la suppression de la mention de la religion sur sa carte d'identité, en l'occurrence l'islam ;
c) la suppression sur la carte d'identité de la case concernant la religion.
2. Il me semble que, en ce qui concerne les deux premiers aspects, le requérant a perdu la qualité de victime.
En effet, depuis la réforme adoptée le 29 septembre 2006, il est à présent possible d'effacer les données relatives à la religion ; ainsi, la case réservée à cet effet sur la carte d'identité peut être laissée vide, ou l'information peut être effacée.
De plus, ces démarches sont effectuées sur simple demande écrite.
Partant, j'estime que les griefs concernant les deux premiers volets ont trouvé remède au niveau interne et que, en conséquence, cette partie de la requête devrait être rayée du rôle.
3. Le troisième volet – la suppression de la case concernant l'indication de la religion – soulève un problème de forme et un autre de fond.
3.1. Un problème de forme – le non épuisement des moyens internes.
Cette question n'a été soulevée devant les autorités nationales ni par le requérant ni par personne d'autre.
Le requérant s'est limité aux deux premiers aspects devant les juridictions internes, et même devant la Cour.
Or, la Cour n'a pas connaissance d'une pratique au niveau interne qui lui permettrait de ne pas tenir compte de cette condition de recevabilité.
Il est vrai que le Gouvernement n'a pas abordé ce point, et qu'il existe une jurisprudence selon laquelle, après la communication de la requête, si le Gouvernement n'invoque pas ce motif d'irrecevabilité, la Cour ne peut pas ensuite elle-même l'appliquer d'office.
Mais, en l'espèce, le Gouvernement n'a pas été confronté à ce problème et ne peut donc pas être critiqué pour une omission qui ne relève pas de sa responsabilité.
Ainsi, si la Cour voulait examiner la requête sous cet angle, soit parce qu'elle voyait dès le départ cet aspect dans la requête soit parce que ce grief lui semblait intégré dans les autres griefs soulevés expressément par le requérant, elle aurait dû inviter le Gouvernement à réagir sur ce point.
Pourtant, au stade de l'arrêt, la Cour ne pouvait pas examiner ce grief, étant donné qu'il n'a jamais été invoqué par le requérant au niveau interne ni communiqué au Gouvernement.
3.2. Si l'on considère, comme la majorité, qu'il n'y a pas d'obstacle formel à l'examen du fond de ce grief, je dois dire que je ne peux non plus suivre son approche quand elle affirme que « l'attitude consistant à demander qu'aucune mention ne figure sur les cartes d'identité a un lien étroit avec les convictions religieuses » et que « la divulgation d'un des aspects les plus intimes de l'individu est toujours en jeu », situation qui « va sans nul doute à l'encontre du concept de liberté de ne pas manifester sa religion ou sa conviction » (paragraphes 52 et 53 de l'arrêt).
Je dois souligner d'abord qui je suis en accord total avec la jurisprudence de la Cour telle qu'elle est reflétée dans les arrêts Folgerø et autres et Hasan et Eylem Zengin, cités au paragraphe 50 de l'arrêt.
Au paragraphe 98 de l'arrêt Folgerø et autres, la Cour invoque le « fait d'obliger les parents à communiquer à l'école des renseignements détaillés sur leurs convictions religieuses et philosophiques » et le « risque que les parents se sentent contraints de dévoiler auprès des établissements scolaires des aspects intimes de leurs convictions religieuses et philosophiques était inhérent à la condition voulant qu'ils donnent des motifs raisonnables à l'appui de leur demande de dispense partielle » - (gras rajouté par moi).
Dans l'arrêt Hasan et Eylem Zengin, la Cour a considéré que « le fait que les parents doivent au préalable déclarer auprès des établissements scolaires qu'ils adhérent à la religion chrétienne ou juive pour que les enfants soient dispensés de ce cours peut aussi poser problème au regard de l'article 9 de la Convention. »
En somme, les convictions religieuses relèvent du for intérieur de chacun, et si une personne est obligée de les dévoiler devant les autorités publiques, cela peut poser un problème sous l'angle de l'article 9 de la Convention.
Toutefois, les demandes pour effacer la mention de la religion sur la carte d'identité ne font l'objet d'aucune limitation mais seulement d'une déclaration écrite.
Dans cette déclaration, la personne n'est pas obligée de dévoiler sa religion, de préciser quoi que soit sur ses convictions mais seulement de demander qu'aucune mention n'en soit faite dans la case correspondante.
Il me semble que la majorité va trop loin lorsqu'elle affirme que « le simple fait de demander la suppression da la religion sur les registres civils pourrait constituer la divulgation d'une information relative à un aspect de l'attitude des individus envers le divin ».
La majorité dépasse la jurisprudence invoquée par elle, qui exige pour constater la violation de la violation de l'article 9 de la Convention au moins que quelqu'un soit obligé de dévoiler sa religion.
Dans notre affaire, le demandeur, qu'il soit alevi ou chrétien, juif ou athée, peut avoir une carte d'identité vide de toute information sur sa religion ou ses convictions, sans que les autorités puissent savoir ce qu'il pense.
Pour moi l'interprétation donnée par la majorité va au-delà de notre jurisprudence et constitue un excès peu compatible avec la marge d'appréciation que l'on devrait accorder aux États dans ce domaine.
4. Cela dit, je dois avouer que je n'arrive pas à comprendre, et que je vais même jusqu'à regretter, le fait que la religion puisse apparaître sur une carte d'identité (même sur une base volontaire), parce que je ne discerne pas l'intérêt et l'utilité d'une telle mention.
1. La majorité de la population de Turquie adhère à l’interprétation modérée de l’islam par l’école de théologie hanéfite.
1. Ali était le quatrième calife de l’islam. Il est considéré par les alévis comme le premier imam et a un rôle central dans cette confession.
ARRÊT SİNAN IŞIK c. TURQUIE
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ARRÊT SİNAN IŞIK c. TURQUIE – OPINION SÉPARÉE
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